« Cette civilisation est une civilisation de consommation » Bernanos,12 septembre 1946.
Le monde moderne a le feu dans ses soutes et va probablement sauter , écrivait lucidement Georges Bernanos le 17 Avril 1935 dans Marianne.
Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable ! Car vos
fils et vos filles peuvent crever, le grand problème à résoudre sera
toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair.
Que fuyez-vous donc, imbéciles ? Hélas, c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes
Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent.
Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire,
mais qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beaucoup
d’importance, puisqu’ils ne savent plus s’en servir. Hélas ! le monde
risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute
d’avoir gardé l’habitude de s’en servir... Je voudrais avoir un
moment le contrôle de tous les postes de radio de la planète pour
dire aux hommes : " Attention ! Prenez garde ! La Liberté est là,
sur le bord de la route, mais vous passez devant elle sans tourner la tête,
personne ne reconnaît l’instrument sacré, les grandes orgues tour
à tour furieuses ou tendres.
On vous fait croire qu’elles sont hors d’usage. Ne le croyez pas ! Si vous frôliez
seulement du bout des doigts le clavier magique, la voix sublime remplirait
de nouveau la terre...
Ah ! n’attendez pas trop longtemps, ne laissez pas trop longtemps la machine
merveilleuse exposée au vent, à la pluie, à la risée
des passants ! Mais, surtout, ne la confiez pas aux mécaniciens, aux
techniciens, aux accordeurs, qui vous assurent qu’elle a besoin d’une mise au
point, qu’ils vont la démonter. Ils la démonteront jusqu’à
la dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! "
Oui, voilà l’appel que je voudrais lancer à travers l’espace ;
mais vous-même qui lisez ces lignes, je le crains, vous l’entendriez sans
le comprendre. Oui, cher lecteur, je crains que vous ne vous imaginiez pas la
Liberté comme de grandes orgues, qu’elle ne soit déjà pour
vous qu’un mot grandiose, tel que ceux de Vie, de Mort, de Morale, ce palais
désert où vous n’entrez que par hasard, et dont vous sortez bien
vite, parce qu’il retentit de vos pas solitaires.
Lorsqu’on prononce devant vous le mot d’ordre, vous savez tout de suite ce que
c’est, vous vous représentez un contrôleur, un policier, une file
de gens auxquels le règlement impose de se tenir bien sagement les uns
derrière les autres, en attendant que le même règlement
les entasse pêle-mêle cinq minutes plus tard dans un restaurant
à la cuisine assassine, dans un vieil autobus sans vitres ou dans un
wagon sale et puant. Si vous êtes sincère, vous avouerez peut-être
même que le mot de liberté vous suggère vaguement l’idée
du désordre -la cohue, la bagarre, les prix montant d’heure en heure
chez l’épicier, le boucher, le cultivateur stockant son maïs, les
tonnes de poissons jetées à la mer pour maintenir les prix. Ou
peut-être ne vous suggérerait-il rien du tout, qu’un vide à
remplir-comme celui, par exemple, de l’espace... Tel est le résultat
de la propagande incessante faite depuis tant d’années par tout ce qui
dans le monde se trouve intéressé à la formation en série
d’une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation
économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation
plus minutieuse.
Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà
des désordres, des fantaisies.
"Pas de fantaisies ! disent les gens d’affaires et les fonctionnaires également
soucieux d’aller vite, le règlement est le règlement, nous n’avons
pas de temps à perdre pour des originaux qui prétendent ne pas
faire comme tout le monde... " Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va
très vite. J’ai vécu à une époque où la formalité
du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme,
pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer
son passage à la Compagnie transatlantique. Il pouvait faire le tour
du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. Les philosophes
du XVIIIe siècle protestaient avec indignation contre l’impôt sur
le sel-la gabelle-qui leur paraissait immoral, le sel étant un don de
la Nature au genre humain. Il y a vingt ans, le petit bourgeois français
refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors
réservée aux forçats. Oh ! oui, je sais, vous vous dites
que ce sont là des bagatelles. Mais en protestant contre ces bagatelles,
le petit bourgeois engageait sans le savoir un héritage immense, toute
une civilisation dont l’évanouissement progressif a passé presque
inaperçu, parce que l’État moderne, le Moloch technique, en posant
solidement les bases de sa future tyrannie, restait fidèle à l’ancien
vocabulaire libéral, couvrait ou justifiait du vocabulaire libéral
ses innombrables usurpations. Au petit bourgeois français refusant de
laisser prendre ses empreintes digitales, l’intellectuel de profession, le parasite
intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand il paraît
le combattre, rispostait avec dédain que ce préjugé contre
la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme
des méthodes d’identification, qu’on ne pouvait sacrifier le Progrès
à la crainte ridicule de se salir les doigts.
Erreur profonde ! Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français,
l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité,
c’était son âme. Oh ! peut-être ne s’en doutait-il pas,
ou ne s’en doutait-il qu’à demi, peut-être sa révolte était-elle
beaucoup moins celle de la prévoyance que celle de l’instinct.
N’importe ! On avait beau lui dire : « Que risquez-vous ? Que vous
importe d’être instantanément reconnu, grâce au moyen le
plus simple et le plus infaillible ? Le criminel seul trouve avantage à
se cacher... ». Il reconnaissait bien que le raisonnement n’était
pas sans valeur, mais il ne se sentait pas convaincu. En ce temps-là,
le procédé de M. Bertillon n’était en effet redoutable
qu’au criminel et il en est de même encore maintenant. C’est le mot de
criminel dont le sens s’est prodigieusement élargi, jusqu’à désigner
tout citoyen peu favorable au Régime, au Système, au Parti, ou
à l’homme qui les incarne. Le petit bourgeois français n’avait
certainement pas assez d’imagination pour se représenter un monde comme
le nôtre si différent du sien, un monde où à chaque
carrefour la Police d’État guetterait les suspects, filtrerait les passants,
ferait du moindre portier d’hôtel, responsable de ses fiches, son auxiliaire
bénévole et public. Mais tout en se félicitant de voir
la Justice tirer parti, contre les récidivistes, de la nouvelle méthode,
il pressentait qu’une arme si perfectionnée, aux mains de l’État,
ne resterait pas longtemps inoffensive pour les simples citoyens. C’était
sa dignité qu’il croyait seulement défendre, et il défendait
avec elle nos sécurités et nos vies. Depuis vingt ans, combien
de millions d’hommes, en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont été
ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis dans l’impossibilité
non pas seulement de nuire aux Tyrans, mais de s’en cacher ou de les fuir ?
Et ce système ingénieux a encore détruit quelque chose
de plus précieux que des millions de vies humaines.
Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel
de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez
nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition.
Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps
de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure,
pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à
la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration
des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait
grandement facilitée.
Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; et on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu’une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle. L’homme de notre civilisation de la civilisation française - qui fut l’expression la plus vive et la plus nuancée, la plus hellénique, de la civilisation européenne, a disparu pratiquement de la scène de l’Histoire le jour où fut décrétée la conscription. Du moins n’a-t-il plus fait depuis que se survivre.
Cette déclaration surprendra beaucoup d’imbéciles. Mais je n’écris pas pour les imbéciles. L’idée de la conscription obligatoire paraît si bien inspirée de l’esprit napoléonien qu’on l’attribue volontiers à l’Empereur. Elle a pourtant été votée par la Convention, mais l’idée des hommes de la Convention sur le droit absolu de l’État était déjà celle de Napoléon, comme elle était aussi celle de Richelieu, ou de Charles Quint, de Henri VIII ou du pape Jules II. Pour cette raison très simple que Robespierre et Richelieu, Charles Quint ou Henri VIII appartenaient tous ensemble à cette tradition romaine si puissante chez nous, particulièrement depuis la Renaissance.
04/05 22:05 - Comité Cicéron
Très bon article, dans un Agoravox qui devient une véritable jungle ! Juste un peu en (...)
04/05 19:07 - Peretz
Il y a certainement des choses intéressantes dans les commentaires Bernanos, qui suivent (...)
04/05 15:49 - plancherDesVaches
Une chose est sûre, si le capitalisme se retourne, il l’aura dans le (...)
04/05 12:39 - Kalki
Extrait de « La liberté, pour quoi faire ? » (titre du livre de bernanos, et citation de (...)
04/05 12:38 - Kalki
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04/05 12:10 - Kalki
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