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Accueil du site > Tribune Libre > Le capitalisme est-il face à une mutation ?

Le capitalisme est-il face à une mutation ?

Marx, dont on ressort actuellement le spectre, avait envisagée un possible effondrement du capitalisme sous l’effet de ses contradictions. L’événement ne n’est pas encore produit et le capitalisme, malgré les nombreuses crises, les conflits, les tragédies, est toujours debout. En vertu de l’hypothèse de continuité des tendances, le capitalisme devrait traverser la crise de 2009 comme il le fit lors des précédents crashs. Et les sirènes anticapitalistes ne devraient pas sonner plus de temps que les fois précédentes. Mais est-on sûr d’une poursuite assurée du capitalisme ?

Avant toute réflexion, il serait bon de rappeler que les excès du capitalisme ont entraîné l’avènement de régimes autoritaires, voire totalitaires, avec les fascismes en Europe, et le communisme sur un territoire regroupant l’Europe de l’Est et l’Asie. A tout prendre, il est préférable de souhaiter pour la décennie 2010 un régime capitaliste, libéral, avec ses défauts, plutôt qu’une redite de l’histoire et l’avènement de régimes autoritaires, hypothèse à ne pas exclure. Trois ou quatre tendances autoritaires risquent de miner nos démocraties, ce sont l’anticapitalisme, le nationalisme, le « communisme vert » et le capitalisme policier et sécuritaire. A noter que toutes ces tendances peuvent se combiner tout en s’opposant et se renforçant mutuellement. Bref, rien de nouveau sous le soleil.

 

Round 1. C’était vers 1985-87, une secousse du système. Le Japon, par son dynamisme technologique et productif, avait massivement exporté, notamment vers les Etats-Unis, et se trouvait avec des masses de dollars qui se savaient où trouver des débouchés. Mike Davis décrit bien dans son livre la peur régnant à Los Angeles dont les immeubles furent achetés en quartiers par les capitaux japonais. Fin 1985, les accords du Plaza ont tenté de rééquilibrer les devises et faire baisser le dollar, ce qui a eu des effets pervers, rapatriement des capitaux par les Japonais, création de la bulle spéculative japonaise et entre temps, le krach boursier de l’été 1987. Ainsi fut mis un terme à ce « miracle japonais » qui était en fait l’une des multiples facettes du mirage capitaliste. En décembre 1989, l’indice boursier est au plus haut, prêt pour une lente descente aux enfers de la baisse. Le mur de Berlin s’écroule en même temps mais plus rapidement. Etrange symbole de l’écroulement, et plus tard les tours jumelles… Mais nous n’étions pas là et le capitalisme était prêt pour un nouveau round. Entrecoupé d’une guerre de grande ampleur, dont on a dit qu’elle manquait d’images. Un événement parfaitement ajusté aux éditos de Baudrillard et qui permis aux Etats-Unis de faire une démonstration de force de leur armée. Quant à l’économie, elle a su trouver un dynamisme grâce au toyotisme et aux gains de productivités réalisés par la robotisation, le tout sur fond de chômage endémique.

 

Round 2. Nous voilà maintenant en 1993-94. La fin de règne de Mitterrand est éprouvante. Un mort, Bérégovoy, suicidé par une main indéterminée. Un chômage jamais vu, surtout pour les jeunes, un climat social délétère. La société se rend compte que les nouvelles générations vivront moins bien. Notamment à l’occasion des grèves de décembre 1995. Mais pourtant, rien n’a pu infléchir ce capitalisme infligeant une gifle à l’équité et la République. Les peuples sont d’une résilience impressionnante face aux injustes souffrance, ou alors, ils sont alexythimiques et quelque part, corrompus par la matière. Le capitalisme n’aurait pas dû redémarrer mais les nouvelles technologies ont transitoirement servie de planche de salut au service des profits et du développement économique. Les Etats-Unis, indifférents au monde, ont eu la meilleure part, on fait de bonnes affaires, marquant leur domination face à un Japon miné par la bulle et une Europe qui se cherche. Internet est né, avec la frénésie spéculative qui s’en suivit et les politiciens ensorcelés par ce miroir du progrès technologique. Mais le mirage est au bout du chemin…

 

Round 3. Le mirage de la nouvelle économie a fait son temps. 2000 voit se dessiner la fin d’un round, dégonflement de la bulle spéculative boursière, faisant suite à quelques secousses importantes ayant touchés isolément des pays comme la Thaïlande, la Russie, le Mexique, l’Argentine. L’effondrement des tours jumelles marque symboliquement le départ d’un nouveau round. Mais en France, n’avons-nous pas eu un 11 septembre symbolique ce soir du 21 avril où apparu le visage de Le Pen dans l’écran ? Mis à part la guerre menée en Afghanistan puis en Irak, les années 2000 ont été marquées par des imprudences monétaires sous l’égide d’Alan Greenspan, tandis que ce capitalisme qui n’aurait pas dû rebondir a montré au contraire des capacités de puissances étonnantes, grâce à l’ouverture des marché, la globalisation et l’émergence de nouvelles puissances pouvant dynamiser l’économie planétaire, Brésil, Inde et surtout, la Chine. C’est ce round qui a pris fin en 2008, avec la crise de l’immobilier. La situation pourrait être comparée à celle du Japon de 1990, sauf que l’origine est distincte, les capitaux responsables n’étant pas issus de la balance commerciale mais d’une politique monétaire basée sur l’endettement. Le tout a fonctionné quelques années grâce à la Chine mais le système a atteint son point de rupture et nous voilà enlisés en 2009, prêts pour un démarrage en douceur en 2010.

 

Round 4. Dans parler des crises de 1890 ou de 1930 ou de 1973 et après, on note que par trois fois, le capitalisme récent a su rebondir en trouvant des appuis, financiers, économiques, technologiques. Mais maintenant, on ne voit pas quel nouveau levier peut relancer la machine. Les nouvelles technologies sont épuisées. Et la dette va plomber les économies développées mais tout dépend de la nature et de l’ampleur de la dette. On doit s’attendre à une croissance molle pendant un bon moment, voire même une croissance nulle mais ce n’est pas si mal. Les pays émergents devraient poursuivre leur développement. La Chine en tête, s’installera définitivement comme seconde puissance économique mais est-ce étonnant, au vu de la population de ce pays. La prochaine tension concernera le marché des matières premières. Et là, on s’apercevra que la planète a des ressources immenses mais limitées et donc, le doux rêve des sixties sera bien écorné. C’était du reste un rêve idiot. Rendu crédible parce que le développement des nations ne concernait qu’une proportion réduite de l’humanité. Un quart, pas plus. Un milliard d’âme. Actuellement, le nombre d’habitant ayant rejoint le stade industriel a doublé et on comprend bien que les ressources naturelles sensibles vont s’épuiser. Et comme les capitaux aiment la rareté, des spéculations et des tensions sur le marché sont à craindre car c’est la dernière carte du capital pour extraire du profit à partir du système. Les médias polluent l’antenne avec la grippe porcine, occultant ces nouvelles tendances géo-économiques où des morceaux de territoire, surtout en Afrique, sont vendus à des capitaux disponibles, surtout dans les pays du pétrole et ceux du boom asiatique.

 

Et les sociétés, que vont-elle devenir ? Après 1987, 1994, 2001, un nouveau round se dessine en 2009. Comme les précédents, il va engendrer des inégalités. La grande inconnue, ce sera la réaction des populations. Un élément important étant la conjoncture Milgram. Vous n’avez pas entendu parler de la conjoncture Milgram, c’est normal, aucun sociologue n’a encore eu la présence d’esprit de la suggérer. Cette conjoncture évoque l’obéissance des populations face à une autorité. Alors qu’elle se transforme en conjecture en questionnant l’improbable réaction des populations face à une autorité qu’elle parvient à déclarer illégitime. Le cas de la grippe au Mexique est maintenant un classique. Des Mexicains ont décidé de défier la peur et de vivre normalement. La conjoncture Milgram s’applique aussi à l’obéissance des citoyens face aux jurisprudences des Khmers verts prononcées au nom de la menace khlimatique. Au vu de l’état intellectuel, mental, spirituel et moral de nos sociétés, l’issue la plus certaine du capitalisme est la continuité. Pas de mutation mais une gestion managériale, comptable et sécuritaire de la société. Le système est bien installé. Ceux qui pensent à une révolution sont de doux rêveurs. Ou bien d’habiles profiteurs et récupérateurs, comme un certain facteur de Neuilly.

 

Quel mythe que de croire à une mutation du capitalisme pour une si banale crise qui va se résorber lentement en mettant sur le carreau des millions d’individus mais en maintenant la situation une bonne majorité de gens, comme cela se fait depuis 20 ans. Faut-il se résigner ? L’histoire nous a montré, en 1940, qu’un homme pouvait susciter le refus d’une situation politique, en lançant l’appel du 18 juin. Cette évocation n’a sans doute pas grand sens actuellement. La France n’est pas occupée. Il manque juste un éveil des consciences. C’est essentiellement sur ce déficit de conscience, sur cette inaptitude du citoyen à voir le monde comme faux, que le profit inégalitaire peut prospérer. N’attendez rien des médias, des intellectuels, des syndicats, des politiques. Ce monde, il l’ont accepté et en vivent très bien.


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8 réactions à cet article    


  • Kalki Kalki 4 mai 2009 11:36

    Le de Gaulle et son appel, ce n’est surement qu’une image de plus inscrite par les historiens et pas par l’histoire.

    Il faut un appel ! IL faut un appel ?

    A la conscience ? A la résistance ?

    La finalité en tout cas, c’est qu’Il faut qu’on se le dise.

    L’histoire est faite de petite resistance, de résistant de tous les jours, d’inconnu(e)s

    La vie ensemble, la société, ce n’est pas compliqué, il suffit d’y croire ensemble.


    • Kalki Kalki 4 mai 2009 12:10

      Comment résister ?

      L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait.

      Chacun de nous est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint.

      Le démon de notre coeur s’appelle « A quoi bon ! »

      Hasard dit-on. Mais le hasard nous ressemble. La véritable humilité, c’est d’abord la décence.

      Les démocraties ne peuvent pas plus se passer d’être hypocrites que les dictatures d’être cyniques.

      On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.

      Le monde moderne n’a pas le temps d’espérer, ni d’aimer, ni de rêver.

      L’intellectuel est si souvent imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé le contraire.

      Il est beau de s’élever au-dessus de la fierté. Encore faut-il l’atteindre.

      Les idées sont comme les jolies filles : elles peuvent aussi mal tourner.

      Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté.

      Le péché entre en nous rarement par force, mais par ruse.

      La science ne saurait être rendue responsable de l’illusion des imbéciles qui prétendent, on ne sait pourquoi, qu’elle doit assurer leur bonheur.

      L’imbécile est d’abord d’habitude et de parti pris.

      Etre informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles.

      Il est désormais possible de renverser l’opinion comme un mécanicien de locomotive renverse la vapeur.

      Mieux vaut un mauvais caractère que pas de caractère du tout.

      Le scandale n’est pas de dire la vérité, c’est de ne pas la dire tout entière, d’y introduire un mensonge par omission qui la laisse intacte au dehors, mais lui ronge, ainsi qu’un cancer, le coeur et les entrailles.

      Un peuple est pacifique aussi longtemps qu’il se croit assez riche et redouté pour installer sournoisement sa dictature économique.

      Le monde est au risque. Le monde sera demain à qui risquera le plus, prendra plus fermement son risque.

      L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles.

      La seule différence entre un optimiste et un pessimiste, c’est que le premier est un imbécile heureux et que le second est un imbécile triste.

      Le plus dangereux de nos calculs sont ceux que nous appelons des illusions.

      Qu’une guerre soit réellement juste, nul, je pense, ne saurait l’affirmer avant la paix. Ce sont les paix justes qui font les guerres justes.

      Ce qu’exige tôt ou tard le plus fort, ce n’est pas qu’on soit à ses côtés mais dessous.

      Lorsqu’un homme crie : « Vive la Liberté ! » il pense évidemment à la sienne.

      Pour manquer utilement à sa parole, encore faut-il avoir une parole !

      Les peuples ne peuvent se passer d’honneur, nous paierons cher d’avoir cru en nous plutôt qu’en lui.

      L’optimisme est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même au fond de la bouteille.

      Le spectacle de l’injustice m’accable, mais c’est probablement parce qu’il éveille en moi la conscience de la part d’injustice dont je suis capable.

      Foi : vingt-quatre heures de doute... mais une minute d’espérance.

      Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque.

      Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout.

      Quel homme de prières a-t-il pourtant jamais avoué que la prière l’ait déçu ?

      Les autres, hélas ! C’est nous.

      Les consciences se soulagent comme des ventres.

      Qui dit conservateur dit surtout conservateur de soi-même.

      Ce sont les démocrates qui font les démocraties, c’est le citoyen qui fait la république.

      L’audacieux préfère son risque à la vie, et même à la gloire.

      Le désespoir est la charité de l’enfer. Il sait tout, il veut tout, il peut tout.

      Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus.

      L’homme c’est bien malaisé à définir. Admettons que ça reste un enfant. Gentil et câlin à ses heures, mais plein de vices.

      Quand les sages sont au bout de leur sagesse, il convient d’écouter les enfants.

      On dirait que les survivants de ces générations formées par le plaisir, en ne se refusant rien, ont appris à se passer de tout.

      Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur.

      La masse des catholiques que nous voyons à la messe chaque dimanche ne désire, au fond, savoir de la religion que ce qui peut les confirmer dans la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes.

      Toute vocation est un appel vocatus et tout appel veut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né. Bernanos.


    • Kalki Kalki 4 mai 2009 12:38

      « Cette civilisation est une civilisation de consommation » Bernanos,12 septembre 1946.

      Le monde moderne a le feu dans ses soutes et va probablement sauter , écrivait lucidement Georges Bernanos le 17 Avril 1935 dans Marianne.

      Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable ! Car vos fils et vos filles peuvent crever, le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair.
      Que fuyez-vous donc, imbéciles ? Hélas, c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes

      Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire, mais qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beaucoup d’importance, puisqu’ils ne savent plus s’en servir. Hélas ! le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir gardé l’habitude de s’en servir... Je voudrais avoir un moment le contrôle de tous les postes de radio de la planète pour dire aux hommes : " Attention ! Prenez garde ! La Liberté est là, sur le bord de la route, mais vous passez devant elle sans tourner la tête, personne ne reconnaît l’instrument sacré, les grandes orgues tour à tour furieuses ou tendres.
      On vous fait croire qu’elles sont hors d’usage. Ne le croyez pas ! Si vous frôliez seulement du bout des doigts le clavier magique, la voix sublime remplirait de nouveau la terre...
      Ah ! n’attendez pas trop longtemps, ne laissez pas trop longtemps la machine merveilleuse exposée au vent, à la pluie, à la risée des passants ! Mais, surtout, ne la confiez pas aux mécaniciens, aux techniciens, aux accordeurs, qui vous assurent qu’elle a besoin d’une mise au point, qu’ils vont la démonter. Ils la démonteront jusqu’à la dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! "

      Oui, voilà l’appel que je voudrais lancer à travers l’espace ; mais vous-même qui lisez ces lignes, je le crains, vous l’entendriez sans le comprendre. Oui, cher lecteur, je crains que vous ne vous imaginiez pas la Liberté comme de grandes orgues, qu’elle ne soit déjà pour vous qu’un mot grandiose, tel que ceux de Vie, de Mort, de Morale, ce palais désert où vous n’entrez que par hasard, et dont vous sortez bien vite, parce qu’il retentit de vos pas solitaires.
      Lorsqu’on prononce devant vous le mot d’ordre, vous savez tout de suite ce que c’est, vous vous représentez un contrôleur, un policier, une file de gens auxquels le règlement impose de se tenir bien sagement les uns derrière les autres, en attendant que le même règlement les entasse pêle-mêle cinq minutes plus tard dans un restaurant à la cuisine assassine, dans un vieil autobus sans vitres ou dans un wagon sale et puant. Si vous êtes sincère, vous avouerez peut-être même que le mot de liberté vous suggère vaguement l’idée du désordre -la cohue, la bagarre, les prix montant d’heure en heure chez l’épicier, le boucher, le cultivateur stockant son maïs, les tonnes de poissons jetées à la mer pour maintenir les prix. Ou peut-être ne vous suggérerait-il rien du tout, qu’un vide à remplir-comme celui, par exemple, de l’espace... Tel est le résultat de la propagande incessante faite depuis tant d’années par tout ce qui dans le monde se trouve intéressé à la formation en série d’une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation plus minutieuse.

      Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies.

      "Pas de fantaisies ! disent les gens d’affaires et les fonctionnaires également soucieux d’aller vite, le règlement est le règlement, nous n’avons pas de temps à perdre pour des originaux qui prétendent ne pas faire comme tout le monde... " Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va très vite. J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son passage à la Compagnie transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. Les philosophes du XVIIIe siècle protestaient avec indignation contre l’impôt sur le sel-la gabelle-qui leur paraissait immoral, le sel étant un don de la Nature au genre humain. Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats. Oh ! oui, je sais, vous vous dites que ce sont là des bagatelles. Mais en protestant contre ces bagatelles, le petit bourgeois engageait sans le savoir un héritage immense, toute une civilisation dont l’évanouissement progressif a passé presque inaperçu, parce que l’État moderne, le Moloch technique, en posant solidement les bases de sa future tyrannie, restait fidèle à l’ancien vocabulaire libéral, couvrait ou justifiait du vocabulaire libéral ses innombrables usurpations. Au petit bourgeois français refusant de laisser prendre ses empreintes digitales, l’intellectuel de profession, le parasite intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand il paraît le combattre, rispostait avec dédain que ce préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme des méthodes d’identification, qu’on ne pouvait sacrifier le Progrès à la crainte ridicule de se salir les doigts.

      Erreur profonde ! Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français, l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité, c’était son âme. Oh ! peut-être ne s’en doutait-il pas, ou ne s’en doutait-il qu’à demi, peut-être sa révolte était-elle beaucoup moins celle de la prévoyance que celle de l’instinct. 

      N’importe ! On avait beau lui dire : « Que risquez-vous ? Que vous importe d’être instantanément reconnu, grâce au moyen le plus simple et le plus infaillible ? Le criminel seul trouve avantage à se cacher... ». Il reconnaissait bien que le raisonnement n’était pas sans valeur, mais il ne se sentait pas convaincu. En ce temps-là, le procédé de M. Bertillon n’était en effet redoutable qu’au criminel et il en est de même encore maintenant. C’est le mot de criminel dont le sens s’est prodigieusement élargi, jusqu’à désigner tout citoyen peu favorable au Régime, au Système, au Parti, ou à l’homme qui les incarne. Le petit bourgeois français n’avait certainement pas assez d’imagination pour se représenter un monde comme le nôtre si différent du sien, un monde où à chaque carrefour la Police d’État guetterait les suspects, filtrerait les passants, ferait du moindre portier d’hôtel, responsable de ses fiches, son auxiliaire bénévole et public. Mais tout en se félicitant de voir la Justice tirer parti, contre les récidivistes, de la nouvelle méthode, il pressentait qu’une arme si perfectionnée, aux mains de l’État, ne resterait pas longtemps inoffensive pour les simples citoyens. C’était sa dignité qu’il croyait seulement défendre, et il défendait avec elle nos sécurités et nos vies. Depuis vingt ans, combien de millions d’hommes, en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont été ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis dans l’impossibilité non pas seulement de nuire aux Tyrans, mais de s’en cacher ou de les fuir ? Et ce système ingénieux a encore détruit quelque chose de plus précieux que des millions de vies humaines.

      Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition. Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait grandement facilitée.

      Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; et on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu’une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle. L’homme de notre civilisation de la civilisation française - qui fut l’expression la plus vive et la plus nuancée, la plus hellénique, de la civilisation européenne, a disparu pratiquement de la scène de l’Histoire le jour où fut décrétée la conscription. Du moins n’a-t-il plus fait depuis que se survivre.

      Cette déclaration surprendra beaucoup d’imbéciles. Mais je n’écris pas pour les imbéciles. L’idée de la conscription obligatoire paraît si bien inspirée de l’esprit napoléonien qu’on l’attribue volontiers à l’Empereur. Elle a pourtant été votée par la Convention, mais l’idée des hommes de la Convention sur le droit absolu de l’État était déjà celle de Napoléon, comme elle était aussi celle de Richelieu, ou de Charles Quint, de Henri VIII ou du pape Jules II. Pour cette raison très simple que Robespierre et Richelieu, Charles Quint ou Henri VIII appartenaient tous ensemble à cette tradition romaine si puissante chez nous, particulièrement depuis la Renaissance.


    • Kalki Kalki 4 mai 2009 12:39

      Extrait de « La liberté, pour quoi faire ? » (titre du livre de bernanos, et citation de lénine)

      J’ai plusieurs fois désigné ce monde devant lequel l’humanité hésite encore, se demandant si nous nous y engagerons ou non, car il ne ressemble guère à celui que nous lui avons promis, sous le nom de Monde Nouveau. C’est là une expression inexacte, une espèce de licence de vocabulaire, analogue à celle qui nous fait dire que le soleil monte ou descend dans le ciel. Car ce monde n’est pas nouveau. Capitaliste ou marxiste, libéral ou totalitaire, il n’a cessé d’évoluer vers la centralisation et la dictature. Le régime des trusts ne saurait nullement s’opposer au collectivisme d’État, puisqu’il n’est qu’une phase de l’évolution que je dénonce. Autant vaudrait dire alors que le tétard s’oppose à la grenouille. Les trusts ont concentré peu à peu la richesse et la puissance autrefois réparties entre un très grand nombre d’entreprises, pour que l’État moderne, le moment venu, distendant sa gueule énorme, puisse tout engloutir d’un seul coup, devenant ainsi le Trust des Trusts, le Trust-Roi, le Trust-Dieu... Non, ce monde n’est pas nouveau. Il est devenu possible dès que la déspiritualisation de l’homme -et particulièrement de l’homme d’Europe- s’est trouvé atteindre un certain degré de gravité, comme un pauvre diable, par exemple, ne présente les symptômes du scorbut qu’au moment où sa dévitaminisation est trop profonde. Nous ne nous trouvons pas en présence d’une civilisation nouvelle, apparue brusquement dans l’histoire, c’est la civilisation humaine sortie de sa route grâce à des circonstances exceptionnelles, et engagée dans une voie sans issue. Je ne puis m’empêcher de dire qu’on se paie notre tête lorsqu’on s’efforce de nous faire croire que cette contre-civilisation de la bombe atomique est une fatalité de l’histoire. Il était fatal, en effet, que l’homme construisît des machines, et d’ailleurs il en a toujours construit. Il n’était nullement fatal que l’humanité consacrât toute son intelligence et toute son activité à la construction des mécaniques, que la planète entière devînt une immense machinerie et l’homme une sorte d’insecte industrieux. Qu’on comprenne bien ma pensée ! Nul ne songe à dénier aux hommes d’aujourd’hui le droit de fabriquer des machines, mais on leur refuse celui de sacrifier, par avance, à la machinerie universelle la liberté des hommes de demain, dans l’illusion imbécile qu’on ne peut se sauver des machines que par les machines. À quoi bon multiplier les machines si l’énergie nécessaire à leur fonctionnement se trouve étroitement contrôlée, jour et nuit, par un petit nombre de techniciens ? L’abaissement d’un simple levier au fond d’une centrale électrique ne suffit-il pas pour priver de lumière et de chaleur des millions d’hommes ? Dans ces conditions, avouez qu’il est comique d’entendre les imposteurs parler des machines avec une dévotion religieuse. Jamais une société n’aura été pourvue de moyens aussi efficaces pour les contraindre et, au besoin, les anéantir. À la fameuse devise jacobine : « La Liberté ou la mort », le monde totalitaire et concentrationnaire pourra bientôt répondre : "La servitude ou la mort".


    • Marc Viot idoine 4 mai 2009 11:38

      >N’attendez rien des médias, des intellectuels, des syndicats, des politiques. Ce monde, ils l’ont accepté et en vivent très bien.

      Je vais de ce pas en graver le paillasson en guise de « bienvenue chez nous »

       smiley


      • plancherDesVaches 4 mai 2009 15:49

        Une chose est sûre, si le capitalisme se retourne, il l’aura dans le c....


        • Peretz Peretz 4 mai 2009 19:07

          Il y a certainement des choses intéressantes dans les commentaires Bernanos, qui suivent l’article de Dugué, mais trop de texte tue le texte. Désolé, je n’ai pas la patience. Mais je suis assez d’accord avec B.Dugué, je ne crois pas trop à un bouleversement de société : les gens ont trop peur de sortir de la légalité qui au fond les protège même mal polur certains. Il y aurait pourtant des choses à faire pour sortir du système.


          • Comité Cicéron 4 mai 2009 22:05

            Très bon article, dans un Agoravox qui devient une véritable jungle !

            Juste un peu en désaccord avec la conclusion. Il ne faut pas désespérer des médias, ni même des politiques ! Du moins pas plus que de l’homme lui-même ! Médias et politiques restent importants, on ne peut pas les laisser dériver et chacun de nous a un pouvoir sur eux, par le vote ou le zapping, ce qui est peu, mais déjà beaucoup plus que ce qui a existé jusqu’ici.

            Mais effectivement il ne faut pas vivre pour passer dans les médias, contrairement à ce que pensait Andy Warhol c’est le genre d’espoir qui ruine une vie. Et les meilleurs politiciens ne sont pas ceux qui sont le plus avides des médias, c’est au contraire ceux qui savent les malmener...

            Alors je dirais : croyons aux politiques et aux médias : avec le temps ils sont de plus en plus variés, plus drôles aussi, plus professionnels, ce qui n’est pas contradictoire. Qui aurait cru qu’on aurait un duel Sarkozy-Royal un jour ? Et demain peut-être un affrontement Bertrand-DSK ? Franchement c’est plus surprenant que du Mitterrand-Chirac, non ?

            C’est comme le foot professionnel : quand on voit toute la smala autour des joueurs vedettes on promet d’éteindre la télé, et quand on voit comment ils jouent, on la laisse allumée, et on regarde même les pubs.

            Sur ce, à la bonne vôtre !

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