Le “droit” à la dose
C’est alors que peuvent se développer les pratiques dites de “tricherie” qui consistent pour le salarié à laisser de côté le dosimètre pour éviter que l’enregistrement de doses trop élevées lui porte préjudice en terme d’emploi. Les salariés sont d’autant plus conscients du risque pour l’emploi que la mise en service d’un fichier informatisé des expositions par EDF, depuis 1992, conduit à des interdictions de site de ceux pour lesquels le crédit de doses individuel est épuisé. Car il ne s’agit plus pour eux d’une mesure de prévention mais d’un droit qui les protège contre la menace du chômage.
« On a droit à 5 rems/an (selon la législation en vigueur au moment de l’enquête, sachant que la législation sur le point d’être adoptée va “réduire ce droit” à 2 rems). On prend des doses, c’est obligé parce qu’il y a un manque de personnel : ici où on devrait être quatre ou cinq, il n’y a que deux gars. Maintenant il y a un programme qui commence à se faire sur les centrales par ordinateur (c’est le système DOSINAT qui enregistre sur ordinateur, en temps réel, la dosimétrie individuelle, à l’aide d’un dosimètre électronique. Ces enregistrements sont nominatifs, interconnectés entre les différents sites, ce qui permet à tout moment à EDF de connaître la dose cumulée de chaque intervenant). Si vous prenez tant de doses ici tout est cumulé sur ordinateur. Si vous arrivez sur une autre centrale et que vous êtes à la limite de dose, vous ne pouvez plus rentrer. C’est EDF qui fait ça...
Pour les grosses boîtes avec personnel stable et interventions nombreuses et diverses, il y a possibilité d’alterner les chantiers en zone et hors zone. Mais pour les “gens en location”, les intérimaires, il n’y a plus de travail pour eux s’ils ont dépassé la dose, d’où les tricheries sur le port du saphymo, pour ne pas être interdit de zone à cause de la dose. Vous en avez sûrement vu des gars qui sont dans des boîtes de location. Après un arrêt de tranche, quand ils arrivent à la dose et qu’ils savent pas ce qu’ils vont faire, qu’ils risquent de se retrouver à la maison pendant deux ou trois mois. On va les foutre au tiroir et quand on n’aura plus besoin d’eux, on les sortira du tiroir. Ca c’est réel. Pourquoi certains enlèvent leur saphymo pour travailler ? Pour qu’on ne sache pas la dose qu’ils ont prise, pour pouvoir travailler plus longtemps. J’en connais. » (Alain, robinetier en CDI, 26 ans).
Ces pratiques ne relèvent pas seulement du salarié. Plusieurs travailleurs interviewés ont subi des pressions de l’employeur pour laisser le dosimètre lors d’une intervention fortement exposée. Cela concerne également ceux que menace la “mise au vert” avec chômage partiel en cas de forte exposition.
“Quand on prend des doses comme ça, des interventions très courtes, c’est spécifique aux générateurs de vapeur. On passe une demi-heure à s’habiller, on travaille entre une et trois minutes et après c’est fini, on passe le reste de la journée à jouer au tarot. Si on dépasse 5 rems “on a droit à 5 rems par an”, on va être mis au vert. Éventuellement en chômage partiel, payé 27,50 francs de l’heure.
Parfois on peut rentrer en zone pour faire un petit truc, mais... On nous appelle les “bêtes à rems”, si vous voulez savoir... Et puis il y a ceux qui bouchent les trous de générateurs de vapeur, les trous qui sont “fuyards”, eux on les appelle les “jumpers”. Ils en prennent encore plus que nous ! Les générateurs de vapeur, c’est tout des tubes, c’est des échangeurs de chaleur. Les tubes s’usent, il y en a qui fuient et quand ils fuient, ils se débouchent des deux côtés.” (Jean-Louis, mécanicien en CDI, 37 ans).