Enquête sur les esclaves du nucléaire
Dans RAS : nucléaire rien à signaler, documentaire d’Alain de Halleux diffusé le mardi 12 mai à 22h50 sur Arte, des ouvriers du nucléaire sortent de l’ombre pour dresser un tableau inquiétant de leurs conditions de travail et de sécurité.
Il existe 440 centrales nucléaires dans le monde. La moitié en Europe. La France possède 58 réacteurs répartis sur 18 sites. Leur maintenance est assurée par des ouvriers qui travaillent pour des sous-traitants. En France, précise ce documentaire, la maintenance des centrales est à 80% aux mains de ces sous-traitants, « des groupes, fustige Alain de Halleux, qui s’entendent entre eux. Des ententes organisées et dont les victimes sont les travailleurs. Ces derniers, s’ils perdent un contrat ici et qu’ils sont obligés d’aller travailler à 800 km, cela change leur vie, tandis que pour l’entreprise qui a perdu le contrat c’est juste un transfert de dossier d’une centrale à une autre ».
Par sous-traitance il faut entendre « la sous-traitance des risques » précise un décontaminateur, viré pour avoir signalé un dysfonctionnement dans une centrale. « Nous sommes les prochains cancers de l’amiante » poursuit-il.
Ce réalisateur, à la suite d’autres documentaristes comme Catherine Pozzo Di Borgo ou Jean-Philippe Desborde, a donc suivi ces ouvriers qu’on appelle les nomades du nucléaire : « ils interviennent pendant les arrêts de tranche. 40% d’entre eux vivent en déplacement. Ils effectuent 45 000 kilomètres par an et gagnent entre 1200 et 1500 euros par mois. Ils ne voient pas leur famille, sont précarisés, démotivés, exsangues.
Après ça on peut toujours finasser sur les dangers ou les avantages du nucléaire. Sauf que l’heure n’est plus à ces querelles byzantines grotesques. « Les ingénieurs estiment qu’il y a un risque d’accident grave sur 100 000 ans, mais sur quoi se basent-ils ? Ils n’ont jamais pris en compte le facteur humain. Ils ont pris des données de pression, de résistance de matériau, de probabilités de pannes, etc., ce calcul, on le mène comme on veut. Ça n’a aucun intérêt. L’important est de savoir si l’on a fait le maximum. Si une centrale pète et qu’on a fait le maximum, personne n’aura dans l’humanité quelque chose à se reprocher. Là on ne peut pas dire qu’on a fait le maximum et c’est ça qui ne va pas », conclue Alain de Halleux.
Ce dernier est l’invité des Rdv de l’Agora. Il répond aux questions d’Olivier Bailly
Alain de Halleux : Si on voulait vraiment mettre la sûreté en numéro un on placerait d’abord la santé humaine. Pendant des années, et encore maintenant, les travailleurs ont aimé et aiment leurs machines. Ça c’est la garantie de notre sûreté. Le problème c’est que les conditions sociales et les conditions de vie de ces travailleurs sont tellement incroyables que fatalement, de plus en plus, tout est fait pour qu’ils n’aiment plus leurs machines. C’est très inquiétant.
Donc même leur but de rentabilité ils ne le remplissent pas puisque les centrales sont de plus en plus en arrêt fortuit, qu’elles s’arrêtent pour des petits incidents pas très graves mais qui obligent l’arrêt du réacteur. Si donc leur but est la rentabilité ils s’y prennent très mal parce que c’est de la rentabilité à court terme et le rendement des centrales est occupé à baisser fortement.
Les directeurs de centrales sont changés tous les trois ans - comme les nomades du nucléaire d’ailleurs, mais pour d’autres raisons - afin qu’ils n’accumulent pas de responsabilités. Le problème c’est qu’un directeur qui arrive cherche à avoir le meilleur taux de rentabilité de sa centrale. Parce qu’il y a une espèce de concours entre centrales pour atteindre le meilleur taux de rentabilité. Donc il fait les arrêts de tranche le plus court possible, etc. Le directeur qui arrive après lui doit encaisser tous ces dégâts, essaye de rattraper le taux de rentabilité en pressurisant encore plus les gens, en raccourcissant encore les arrêts de tranche. C’est un cercle vicieux.
OB : Vous évoquez les programmes assurance-qualité, c’est-à-dire que les centrales se défaussent sur les ouvriers sous-traitants en cas de problème
Oui. Dans les années 80 un directeur de centrale était vraiment quelqu’un de responsable qui avait grandi au sein de l’entreprise et qui la connaissait. Actuellement les responsables de centrales sont parachutés d’en haut et n’ont pour seul but que la rentabilité. La pyramide des responsabilités s’est complètement inversée. Avant, plus l’on montait dans la hiérarchie, plus on était responsable, mais après Tchernobyl et Three Mile Island, c’est une lourde responsabilité à assumer.
OB : Quand les ouvriers signalent un dysfonctionnement ils peuvent aussi se faire virer, c’est ce que vous montrez dans le film.
AdH : La plupart des gens qui témoignent dans le film ont eu des problèmes pour avoir seulement tiré la sonnette d’alarme. Mais quand quelqu’un joue le grain de sable et signale un dysfonctionnement la centrale peut s’arrêter plusieurs jours, cela coûte extrêmement cher et les actionnaires ne sont pas contents. Alors « le grain de sable » est considéré comme un fouteur de merde et on le licencie fatalement.
OB : Pourquoi le débat sur le nucléaire est-il toujours passionné ?
AdH : Parce qu’il y a un enjeu colossal. Et financier et environnemental. Dès qu’on dit nucléaire tout le monde saute dans sa tranchée et on se retrouve comme en 14 sur des positions immobiles et au milieu, dans le no man’s land, il y a des tas de soldats qui n’ont rien à voir avec tout ça, dont on ne se préoccupe absolument pas, qui vivent dans la boue, au milieu des rats, qui se prennent des rafales de mitraillettes des deux côtés. Et je me demande finalement qui aime réellement le nucléaire ?
OB : Le problème c’est qu’on ne peut pas se débarrasser du nucléaire...
AdH : Cette question il ne faut même pas l’évoquer. Le nucléaire est là et il faut s’arranger pour qu’il fonctionne au mieux et, pour l’instant, on ne s’en donne pas toutes les chances. Ça, c’est un point de vue de citoyen. Mais d’un point de vue humain, et de justice, c’est inadmissible que nous allumions notre lumière sans même songer un instant que des gens produisent de la radioactivité pour créer cette lumière. Pourquoi les entreprises d’électricité ne mettent pas en avant ces travailleurs ? Pourquoi n’en sont-ils pas fiers ? La centrale n’est pas hors le monde, mais dedans. Il y a vraiment une nécessité à ouvrir les portes. C’est la responsabilité des entreprises et la nôtre également.
OB : Dans votre film on voit une militante qu’on imagine avoir combattu le nucléaire dans les années 70 et qui milite aujourd’hui pour la défense des ouvriers qui travaillent dans le nucléaire. Un parcours emblématique, selon vous ?
OB : Est-ce que le passage du public au privé avive le danger dans les centrales ?
AdH : A partir du moment où le but d’une centrale n’est plus de fabriquer de l’électricité, mais de rapporter énormément d’argent - si Suez a racheté ElectraBel en Belgique c’est parce que ça représente une manne incroyable - fatalement les choses changent, donc la libéralisation des marchés entraîne un changement de sens dans le travail.
OB : L’accident de Tchernobyl s’est pourtant produit dans une économie de type planifiée…
AdH : Vous avez raison. Que l’on soit dans un système nationalisé ou privatisé cela peut revenir au même. Mais si l’on analyse la situation, notre système capitaliste à outrance fait qu’on se retrouve dans une conjoncture extrêmement semblable à celle de Tchernobyl. En URSS on était dans un système où la responsabilité s’était complètement diluée dans la bureaucratie. Chez nous elle se dilue dans la recherche du profit et de l’anonymat des actionnaires.
OB : Est-ce qu’on peut imaginer un jour des centrales sans humains ?
AdH : Non. L’humain est très important. Il faut perpétuellement interpréter. Naguère il y avait de l’interprétation, il y avait de l’échange dans le travail. On parlait en terme de qualité. Actuellement on demande aux travailleurs de remplir des cases avec des 1 et des 0 et on les empêche finalement de négocier entre eux, de parler de qualité du travail. On a remplacé la maîtrise par le contrôle. La maîtrise cela veut dire que l’on crée une situation où les choses peuvent se développer naturellement dans un cadre et où il y a une possibilité de transmission du travail. Le contrôle met des normes, mais rien ne garantit qu’elles soient respectées, rien ne garantit que les procédures soient suivies et d’ailleurs les travailleurs disent qu’il est impossible de les suivre.
OB : Vous affirmez dans votre film que si un accident grave survenait dans la centrale de Cruas, tout le sud-est de la France serait touché et qu’on ne pourrait pas évacuer. Sur quoi vous basez-vous ?
AdH : C’est valable partout. En Belgique, il y a la centrale de Doel proche du port d’Anvers, le deuxième port européen, et près d’une ville de 750 000 habitants où perpétuellement le périphérique est bloqué par les camions qui se rendent au port. Vous êtes ministre de l’intérieur et moi je suis responsable radio-protection de la centrale. Je vous appelle pour vous informer qu’il y a un grave problème sur la centrale qui dégage de la radioactivité. Vous allez me demander si ça se voit, s’il y a de la fumée. Parce que comment imaginer un seul instant pouvoir évacuer une ville de 750 000 habitants et d’abandonner soudainement toutes les usines pétrochimiques ?
OB : Ce film a déjà été montré plusieurs fois lors de séances publiques. Quel est son impact ?
AdH : Les débats sont incroyables. On ne parle ni de CO2 ni de déchets nucléaires, mais de la responsabilité, de notre système socio-économique, de notre impuissance à agir sur le monde. Pourtant on réfléchit quand même à des solutions. On s’interroge sur l’avenir, sur la place de l’humain et du travail dans un système qui nous dépasse tous. C’est passionnant. C’était mon rêve que l’on s’intéresse non pas à développer des positions idéologiques, mais à affronter la réalité et à agir dessus. Le nucléaire est une zone de non-droit.
Crédit image : astrosurf
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