Pour Halman : je possède moi-même des applications de lecture d’e-books sur mon téléphone portable et n’éprouve aucune allergie a priori pour ce support — malgré mon métier d’éditeur de livres. Lorsque je le conteste, dans le cas des manuels, il ne s’agit pas de nostalgie ou de conservatisme. Le problème est ailleurs.
Ma réserve porte sur l’instabilité des contenus véhiculés par l’e-book, comme du reste par l’internet et par tous les canaux électroniques. A l’heure où le pouvoir politique a intégré la composante « information », voire « fabrication d’histoire(s) » (« storytelling ») dans ses outils de persuasion, et où il dispose, notamment aux Etats-Unis, de moyens colossaux de manipulation des masses, il me paraît imprudent de permettre que les connaissances et l’instruction de base soient véhiculées via des supports aussi volatils.
Par volatils, j’entends : altérables. Volontairement ou non.
Les documents imprimés à l’encre sur du papier ont une durée de vie de plusieurs siècles. Une fois publiés, ils sont là à jamais, pour ainsi dire. Supprimer une information imprimée implique de passer au peigne fin, physiquement, des bibliothèques, des appartements, des greniers. Puis de détruire les exemplaires saisis.
On en connaît des exemples. Pathétiques et intimidants comme les autodafés nazis, ou insidieux comme le rachat (plus courant qu’on ne pense) de tirages entiers d’un livre « gênant » par une partie visée.
En URSS, l’élimination de Léon Trotski du panthéon officiel a nécessité la destruction-réimpression de milliers de tonnes d’ouvrages et la retouche (sans Photoshop) de milliers de photographies afin de le faire disparaître des tribunes. Enorme chantier ! Dépense colossale !
Imaginez donc ce que Staline aurait donné pour pouvoir « effacer » Trotski de l’histoire soviétique d’un seul coup, par téléchargement — ce que l’e-manuel permet en théorie.
Imaginez ce que George Bush eût été capable de faire afin de « prouver » a posteriori l’existence d’armes de destruction massive en Irak, justifiant ainsi sa guerre.
La maîtrise de l’histoire, de la science et de la vision du monde en général a toujours été une obsession des pouvoirs à vocation totalitaire. Je ne crois pas que les pouvoirs qui nous gouvernent aujourd’hui soient à l’abri d’une telle tentation. Au contraire. Il ne s’agit donc pas de leur faciliter la tâche. Ni à eux, ni aux multinationales technologiques qui en sont les alliées.