(suite et fin)
Raymond Aron : un intellectuel de la première génération
Raymond Aron, impliqué dans les activités françaises du Congrès jusqu’au scandale de 1967, est l’importateur des thèses des New York Intellectuals. Il fait traduire en 1947 le livre de son ami James Burnham (la première édition de L’ère des organisateurs est préfacée par le socialiste Léon Blum) et organise la diffusion des théories de la Troisième voie.
Après la publication de L’homme contre les tyrans en 1946 et du Grand schismeen 1948, véritables manifestes des conservateurs français, Raymond Aron s’engage dans les réseaux du Congrès dès sa création à Berlin en 1950. Fortement impliqué dans ses structures de décision, au même titre que Michel Collinet et Manès Sperber, Raymond Aron est aussi reconnu comme l’un des théoriciens majeurs de « l’internationale » anticommuniste. En 1955, à la conférence internationale de Milan, il est l’un des cinq orateurs de la séance inaugurale (avec Hugh Gaitskell, Michael Polanyi, Sidney Hook et Friedrich von Hayek [6]). La même année, il publie L’opium des intellectuels, texte inspiré par les idées de James Burnham, dans lequel il dénonce le neutralisme des intellectuels de la gauche non communiste. En 1957, il rédige la préface de La révolution hongroise, Histoire du soulèvement, de Melvin Lasky et François Bondy, deux personnalités majeures du Congrès.
Né en 1905, dans « une famille de la bourgeoisie moyenne du judaïsme français » [7], Raymond Aron, normalien (1924), agrégé (1928), à la veille de la Seconde Guerre mondiale, se destine à une carrière de philosophe. En 1948, malgré le succès des thèses phénoménologico-existentialistes, il n’est pas choisi pour succéder à Albert Bayet à la Sorbonne ; il est contraint d’accepter des postes, relativement peu prestigieux, dans des écoles du pouvoir (ENA, IEP Paris). Parallèlement à cet échec, il acquiert des positions dominantes dans l’espace journalistique (il est l’éditorialiste du Figaro de 1947 à 1977, et participe à L’Express jusqu’à sa mort en 1983) et dans l’espace politique (en 1945, il est membre du gouvernement du général de Gaulle). Cette conversion à « droite » (à la veille de la guerre, Aron est un intellectuel socialiste), à un moment où Sartre domine la scène intellectuelle, est amplifiée par l’engagement dans les réseaux du Congrès et par sa participation active aux commissions de modernisation organisée par l’Association française pour l’accroissement de la productivité, créée en 1950 et qui dépendant du Commissariat au Plan.
La fabrication d’un intellectuel « pro-américain » : la trajectoire politique de Michel Crozier
Michel Crozier, autre acteur clé du dispositif, peut être considéré comme un produit fabriqué par les réseaux du Congrès, qu’il intègre à la fin des années 50 ; son parcours met en perspective les modalités d’instrumentalisation des jeunes intellectuels dans le cadre de la diplomatie culturelle états-unienne.
Au début des années 50, Michel Crozier est un jeune intellectuel connu grâce au succès d’un article publié dans Les temps modernes, la revue dirigée par Sartre. Dans ce texte intitulé « Human engineering », l’auteur s’attaque violemment au New Deal, condamne l’enrôlement des savants et dénonce les méthodes du patronat. L’article est fondamentalement « antiaméricain », « ultragauchiste ». Michel Crozier participe par ailleurs à Socialisme et barbarie, groupe dirigé par Cornelius Castoriadis et fonde La tribune des peuples, une revue tiers-mondiste ; il est soutenu par Daniel Guérin, un trotskiste français.
En 1953, Michel Crozier rompt avec les réseaux du trotskisme français et entre dans le groupe Esprit où il publie un article critiquant l’intelligentsia de gauche. Cette rupture est renforcée par la rencontre, en 1956, de Daniel Bell, délégué parisien du Congrès. Celui-ci obtient pour Crozier une bourse d’études à Stanford. [8]
En 1957, il participe au congrès de Vienne. Son intervention sur le syndicalisme français est publiée dans Preuves.
Intégré dans les réseaux de passeurs, Michel Crozier participe aux commissions de modernisation et devient l’un des idéologues majeurs, avec Raymond Aron, de la Troisième voie française. Il rédige une partie du manifeste du club Jean Moulin [9], réunion de personnalités proches des planificateurs (Georges Suffert, Jean Ripert, Claude Gruson). Ce texte résume fidèlement les lignes directrices de la propagande de la Troisième voie : fin des idéologies, rationalité politique, participation des ouvriers à la gestion de l’entreprise, dévalorisation de l’action parlementaire et promotion des technocrates ...
En 1967, grâce au soutien de Stanley Hoffmann (collaborateur d’Esprit et fondateur du Center for european studies), Michel Crozier est recruté à Harvard. Il rencontre Henry Kissinger et Richard Neustadt, ancien conseiller de Truman, auteur du best-seller The power of presidency. Par l’intermédiaire d’un club organisé par Neustadt, Michel Crozier fréquente Joe Bower, le protégé de MacGeorge Bundy, le chef d’état-major de Kennedy et de Johnson et le président du staff de la Fondation Ford.
Après le scandale de 1967, Michel Crozier, intellectuel « pro-américain » fabriqué par le Congrès, est donc naturellement l’une des personnalités sollicitées pour présider à la reconstruction de l’organisation anticommuniste.
Du Congrès pour la liberté de la culture à l’Association internationale pour la liberté de la culture
En 1967, éclate en effet le scandale du financement occulte du Congrès pour la liberté de la culture, rendu public, en pleine guerre du Vietnam, par une campagne de presse. Dès 1964, le New York Times avait pourtant publié une enquête sur la fondation Fairfield, principal bailleur de fonds officiel du Congrès, et ses liens financiers avec la CIA. À cette époque, l’agence de renseignement états-unienne, par l’intermédiaire de James Angleton [10] tenta de censurer les références au Congrès.
Les dirigeants du Congrès nettoient l’organisation avec l’aide de la fondation Ford qui assume, dés 1966, la totalité du financement. À l’occasion de cette réorganisation, MacGeorge Bundy propose à Raymond Aron de présider la reconstruction du Congrès ; celui-ci refuse en 1967, effrayé par le scandale déclenché en Europe.
Cette année là, un article du magazine Ramparts provoque, malgré une campagne de dénigrement organisée par les services secrets [11], une vague de scandale sans précédent dans l’histoire du Congrès pour la liberté de la culture. Thomas Braden (arrivé à la CIA en 1950, chargé d’organiser la Division internationale d’opposition au communisme) confirme le financement occulte du Congrès dans un article au titre provocateur, « Je suis fier que la CIA soit amorale ».
Après les événements de Mai 68, Jean-Jacques Servan-Schreiber, une des principales personnalités du club Jean Moulin, auteur d’un essai remarqué outre-Atlantique (le best-seller Le défi américain publié en 1967), se rend à Princeton en « quasi-chef d’État [...] accompagné d’une suite qui en laissera pantois plus d’un » [12]. Michel Crozier est chargé de la rédaction des conclusions du séminaire de Princeton pour la presse internationale (le séminaire de Princeton est la première réunion de l’Association internationale).
A partir de 1973, MacGeorge Bundy réduit progressivement les activités de la fondation Ford en Europe. L’Association internationale perd son influence et cesse d’exister (malgré la création d’organisations parallèles) en 1975, date de la signature des accords d’Helsinki.
Au même titre que le Plan Marshall, l’ACUE et le volet militaire du stay-behind, le Congrès pour la liberté de la culture a contribué à installer durablement en Europe, dans le contexte de la Guerre froide, des agents dépendants des crédits états-uniens chargés de concrétiser la diplomatie d’ingérence imaginée à Washington. Une collaboration qui se poursuit aujourd’hui en France par l’intermédiaire de l’aide apportée par les fondations états-uniennes aux intellectuels de la nouvelle Troisième voie française. Denis Boneau
Periodista francés, miembro de la sección francesa de la Red Voltaire
1] Commentary est la revue quasi-officielle du Congrès pour la liberté de la culture. Elle a été dirigée par Irving Kristol de 1947 à 1952, puis par Norman Podhoretz de 1960 à 1995, qui sont aujourd’hui deux figures clés du mouvement néo-conservateur états-unien. Le fils d’Irving Kristol, William Kristol, dirige actuellement la revue des « néo-cons », le Weekly Standard.
[2] Rémi Kauffer, « La CIA finance la construction européenne », Historia, 27 Février 2003.
[3] James Burnham, The managerial revolution or what is happening in the world now, New York, 1941. L’ère des organisateurs, éditions Calmann-Lévy, 1947.
[4] Joseph Romano, « James Burnham en France : L’import-export de la « révolution managériale » après 1945 », Revue Française de Science Politique, 2003.
[5] Le Commissariat au Plan, créé en 1946 afin d’organiser la distribution des crédits du Plan Marshall (volet économique de la diplomatie états-unienne d’après-guerre), a permis, sous l’impulsion de Jean Monnet, de développer la collaboration entre les hauts fonctionnaires français et les diplomates états-uniens. Etienne Hirsch, successeur de Jean Monnet, a mis en place des instances de « concertation », différents organismes rassemblant des universitaires, des syndicalistes, des hauts fonctionnaires... Les planificateurs ont ainsi fédéré les personnalités liées aux intérêts de Washington et se sont engagés dans une démarche de promotion du « modèle américain » notamment par l’intermédiaire des clubs politiques comme le club Jean Moulin (Georges Suffert, Jean-Jacques Servan-Schreiber), le club Citoyens 60 (Jacques Delors) et le cercle Tocqueville (Claude Bernardin).
[6] En 1947, Hayek participe activement à la fondation de la Société du Mont-Pèlerin. Maison-mère des think tanks néo-libéraux, l’organistation soutenue par l’Institute of Economic Affairs (1955), le Centre for Policy Studies (1974) et l’Adam Smith Institute (1977), regroupe les principaux artisans de la victoire de Margaret Thachter en 1979. Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Raisons d’agir, 1998. Voir la note du Réseau Voltaire consacré à la Société du Mont pélerin.
[7] Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Julliard, 1983.
[8] Michel Crozier, Ma belle époque, Mémoires, Librairie Arthème Fayard , 2002.
[9] Manifeste du Club Jean Moulin, L’État et le citoyen, Seuil, 1961.
[10] James Angleton, membre de la CIA, a participé aux opérations du stay-behind en Europe. Il était le patron X2 du contre-espionnage, et a été chargé, à cette occasion d’entrer en contact le patron du SDECE, les services secrets français, Henri Ribière. Voir « Stay-behind : les réseaux d’ingérence américains ».
[11] Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Éditions Denoël, 2003.
[12] Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Arthème Fayard, 1995.
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