« Pour
le plus petit comme pour le plus grand bonheur, il y a toujours une chose qui
le crée : le pouvoir d’oublier, ou, pour m’ exprimer en savant, la faculté
de sentir, pendant que dure le bonheur, d’une façon non-historique. Celui qui
ne sait pas se reposer sur le seuil du moment pour oublier tout le passé, celui
qui ne se dresse point, comme un génie de victoire, sans vertige et sans
crainte, ne saura jamais ce que c’est que le bonheur, et, ce qui est pire
encore, il ne fera jamais rien qui puisse rendre heureux les autres. Imaginez
l’exemple extrême : un homme qui ne posséderait pas du tout la faculté
d’oublier, qui serait condamné à voir en toutes choses le devenir. Un tel homme
ne croirait plus à sa propre essence, ne croirait plus en lui-même ; tout
s’écoulerait pour lui en points mouvants pour se perdre dans cette mer du
devenir ; en véritable élève d’Héraclite il finirait par ne plus oser lever un
doigt. Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement
de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme qui voudrait sentir d’une façon
tout à fait historique ressemblerait à celui qui serait forcé de se priver de
sommeil, ou bien à l’animal qui devrait continuer à vivre en ne faisant que
ruminer, et ruminer toujours à nouveau. Donc il est possible de vivre sans se
souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de la bête, mais il est absolument
impossible de vivre sans oublier. Ou bien, pour m’ expliquer sur ce sujet d’une
façon plus simple encore, il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens
historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse
d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. » (Nietzsche, Considérations
inactuelles, II, 1874)
(et bravo pour ce billet !)