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Commentaire de Bernard Dugué

sur Une brève histoire de l'avenir de Jacques Attali


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Bernard Dugué Bernard Dugué 21 novembre 2006 14:14

En conjonction avec le contexte technico-social, se déplacent les lignes de front des débats intellectuels. Le freudo-marxisme de Marcuse est passé de mode, entraînant dans sa chute Althusser, mais aussi les mystiques de la gauche prolétarienne, tandis les nouveaux philosophes se sont chargés de dénoncer les totalitarismes de l’est, ramenant dans un moule fédérateur les fascismes et les socialismes étatiques scientifiques qui ne sont que les deux faces des modèles politiques technico-oligarchiques. Il fallait renouveler l’idéologie et la réadapter aux nécessités individualistes des classes issues du baby-boom. L’entreprise est donc réévaluée, ainsi que l’argent et la bourse. Un new-deal est proposé aux classes productives.

L’un des ouvrages les plus significatifs fut écrit par Jacques Attali qui dans Les trois mondes use subtilement des nouvelles théories systémiques et notamment de la théorie des fluctuations que Prigogine se propose d’élaborer. Si on interprète attentivement les conclusions d’Attali, on comprend qu’il nous propose une nouvelle utopie, et on ne sera pas étonné de voir l’association moderne entre conceptions scientifiques et idéologie. Au siècle des Lumières, Newton était lié au culte de la Raison. Le 20ème siècle voit se propager le culte de l’invention des formes, lié a la théorie des structures dissipatives revisitée en théorie des fluctuations, du joyeux chaos qui ravit les âmes et les fascine en leur montrant en ligne de mire l’invention de la vie, des comportements, des utilisations d’objets. C’est la réforme du situationnisme que l’on hybride au mode de production économique.

“La subversion exige la séduction : pouvoir parler de non-violence, de création, de tolérance, de parole, faire l’apologie de la disparate, du complexe, de l’invention de la négation de soi (souligné par moi) (...) jouer au parasite, vider tout de sens, et non dire autre chose : car rien ne peut être entendu avec les langues du temps, qui récupèrent tout en un dérisoire combat pour le contrôle de l’ordre (...) dévoyer la culture jusqu’à son cauchemar, jusqu’à la nausée de la fascination” (Attali, TM-362)

On remarque ici un point commun entre la pensée de la nature et la pensée du social. Si pour Prigogine la physique du devenir doit se substituer en tant que paradigme fédérateur à la physique de l’être, pour Attali, la langue ne peut fixer l’être (pris comme Ordre), et donc elle doit épouser les contours du temps, parler plutôt que subir. Le propos d’Attali révèle la hantise de l’immobilité classique, tout comme le physicien est hanté par les équations classiques où le temps devient réversible tandis que tout y est ordonné depuis la nuit jusqu’à la fin des temps. Éviter l’équilibre thermodynamique, éviter la mort de d’individu dit Attali, la mort de l’homme sans dieu qui risque de se complaire dans un consumérisme passif. Pour cela faisons circuler les flux, faisons circuler la parole, ouvrons-nous aux autres, subversion et invention, contre réversion et stabilisation. Fuyons l’immobilité et vénérons le chaos organisateur. Sacrifions le moi au profit du partage social. Il faut séduire l’autre et pour cela montrer qu’on est inventif, qu’on sait danser tel un paon, en brandissant un éventail d’objet, de gadgets, un feux d’artifice de paroles, dans un perpétuel Las Vegas ou tout ce qui est acquis doit être rejoué, remisé dans le joyeux chaos socio-économique que le pouvoir tente de manager. Du point de vue idéologique, cela ressemble à une Réforme post-moderne du communautarisme socialiste hérité de Saint Simon et des utopistes du 19ème siècle. Au lieu qu’un pouvoir organise la mise de l’individu dans l’ordre collectif produisant le social, son affectation comme cellule de la société se transformant, son incorporation dans le corps social, un new-deal fut proposé par Attali. Ici, tout le monde produit, tout individu est autonome, et surtout, pas de contrôle centralisé, ni de contrainte physique. Le jeu des fluctuations est un jeu de séduction, et le pouvoir ne doit plus s’imposer mais séduire, et de cet ensemble social naît un corps social ordonné mais non figé car en perpétuelle invention.

La philosophie scientifique de Prigogine joue un rôle éminent en s’accordant avec l’esprit du fluctuationnisme social. Elle se substitue au matérialisme dialectique et prend l’apparence d’un matérialisme auto-organisateur. Le conflit est remplacé par la séduction ; les contradictions de la matière deviennent les fluctuations et le tour est joué. Au niveau microscopique, l’opérateur entropie symbolise le temps qui invente. On tire de la mécanique quantique ce qui est nécessaire et on oublie l’essentiel (superposition des états). Opérateur, voilà le maître mot, tant dans la physique statistique que dans le nouveau socialisme scientifique. À partir des années 80, on invoquera les opérateurs boursiers qui gèrent les flux monétaires, les tour operator qui gèrent la circulation planétaire des individus, et les nouveaux opérateurs en tous genres, opérateurs de saisie informatique, nouveaux entrepreneurs et bien sûr le calcul et ses opérations indispensable pour les maîtres du technocosme etc...

“Vouloir la mort de l’Ordre pour attendre librement la destination de l’homme, vouloir vivre la seule vie pour ne pas être un objet mort (...) alors l’homme pourra inventer l’homme (...) et répondre à la seule question qui vaille encore d’être inlassablement posée : Qui vive ?” (Attali, TM-364).

Telle est la conclusion des méditations post-modernes d’Attali. On note trois points essentiels. Premièrement, la hantise de l’Ordre qui est interprété classiquement comme structure figée avec son pôle opposé qui lui aussi est figé, mais selon les canons de la thermodynamique où la seconde loi montre l’évolution vers l’informe, l’instructuré, l’homogène (qu’un contresens classique interprète comme désordre). Deuxièmement, un humanisme post-bourgeois et post-marxiste où l’homme s’invente librement en jouant avec les fluctuations, l’échange, admirable homme qui grandit en faisant circuler un peu de lui même, et donc en se marchandisant, tel un quantum formel humain que l’on distribue au tout venant, tandis que les objets sont aussi distribués dans les centres commerciaux. Post-modernité et mort de Dieu. L’homme qui fut le singe de Dieu, selon l’expression consacrée de Bakounine, devient le singe de l’homme. Et en s’accrochant à la branche anthropologique qui produit de l’entropie et surtout de l’anthropie, l’homme parcours l’arbre du collectif et s’auto-invente, pour aller où ? Nul ne le sait. Une destination indéfinie, qui surfe avec la complexité indéfinie des structures dissipatives. Et à la fin, une question “Qui vive”. Un philosophe averti tel que Bakhtine aurait tout de suite détecté le signe de la décadence, du déclin bourgeois (remplacé par le technicien contemporain). Lui qui soulignait à juste titre que lorsque la question du vivre prend l’ascendant, c’est mauvais signe. Qu’il s’agisse du vouloir-vivre de Schopenhauer, ou du vivre freudisant du début du siècle. Vivre ! n’est-ce pas le maître mot d’une piètre pensée d’un de nos philosophes les plus médiatisés ?


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