• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile


Commentaire de Jojo

sur Albert Camus contre la peste des « féroces philanthropes »


Voir l'intégralité des commentaires de cet article

Jojo 7 janvier 2010 18:55

13
Nous sommes en présence d’une théorie radicale de l’hospitalité : on doit accueillir l’hôte comme un roi peu importe son passé. Pour couper la corde de l’Arabe, Daru ne le fait pas lever mais s’agenouille à ses côtés (H, 1614). C’est bien Daru qui s’agenouille près de l’Arabe, et non le contraire. Le paradigme rappelle l’éthique de Lévinas : c’est Daru qui doit quelque chose d’infini à son hôte, même si, ou précisément parce que l’hôte est un réfugié, un étranger, un criminel, un rebelle en puissance.
14
La radicalité de cette conception provient de la langue elle-même. Le mot hôte dérive en effet du latin hospes qui signifie à la fois « étranger » et celui qui donne ou qui reçoit l’hospitalité — l’hôte. Comme le remarque Derrida dans son analyse de l’hospitalité chez Lévinas, c’est l’ambivalence du mot hôte, à la fois host et guest, qui est à l’origine de l’idée de devoir d’hospitalité. Derrida écrit :
D’autre part, nous serions ainsi rappelés à cette implacable loi de l’hospitalité : l’hôte qui reçoit (host), celui qui accueille l’hôte invité ou reçu (guest), l’hôte accueillant qui se croit propriétaire des lieux, c’est en vérité un hôte reçu dans sa propre maison. Il reçoit l’hospitalité qu’il offre dans sa propre maison, il la reçoit de sa propre maison — qui au fond ne lui appartient pas. L’hôte comme host est un guest. La demeure s’ouvre à elle-même, à son « essence » sans essence, comme « terre d’asile ». L’accueillant est d’abord accueilli chez lui. L’invitant est invité par son invité. Celui qui reçoit est reçu, il reçoit l’hospitalité dans ce qu’il tient pour sa propre maison, voire sur sa propre terre, selon la loi que rappelait aussi Rosenzweig[9].
Ces phrases de Derrida nous aident à formuler la question principale de « L’hôte », celle qui explique le titre de la nouvelle : qui est l’hôte de qui ? L’Arabe est-il l’hôte (guest) de son hôte (host) Daru, ou Daru, le Français, le colon, est-il l’hôte (guest) de son hôte (host) l’Arabe, l’indigène, celui qui vit depuis toujours sur cette terre ?
15
Dans le dictionnaire latin, après le mot hospes, apparaissent deux autres mots, hostia et hostis. Le premier sens de hostis est, ici encore, « étranger », mais son sens second est « ennemi ». Hostia, quant à lui, désigne la victime sacrifiée sur l’autel, devenue plus tard « hostie ». En anglais moderne existent trois « host » différents, l’un provenant de hospes, le deuxième, de hostis, le troisième de hostia. Dans un dictionnaire de la langue française, les mots dérivés de hospes côtoient ceux dérivés de hostis et ceux venus de hostia. Par exemple, trois mots se suivent : hostellerie (hospes), hostie (hostia), et hostile (hostis). L’état moderne de la langue favorise donc une certaine confusion des étymologies, un chassé-croisé des significations. Il semble que dans « L’hôte », Camus joue volontairement sur la racine « host » et les trois champs sémantiques qui en sont issus. L’hôte, c’est celui qui accueille, c’est-à-dire Daru, mais c’est aussi celui qui est accueilli, l’Arabe ; c’est encore l’Arabe-ennemi et l’Arabe-victime du colonialisme. Tous sont compris dans le même mot, le même titre, « L’hôte ».
16
Or ces quatre sens de l’hôte sont liés à un cinquième : le pain ou le grain, la nourriture. L’hôte (guest) a faim et a besoin de pain. L’hôte (host), Daru, distribue du grain à ses élèves et du pain à l’Arabe. L’hôte hostis-l’Arabe ennemi, l’assassin, a tué pour du grain. Qu’en est-il de la victime ? Regardons le texte. Quand Daru offre du pain à l’Arabe, celui-ci s’étonne : « Et toi ? » demande-t-il (H, 1618). Daru répond simplement : « Je mangerai après. » Mais dans un précédent manuscrit il disait : « Après toi. Tu es mon hôte[10]. » Camus a effacé cette phrase qu’on pourrait lire à la fois comme « tu es mon hôte (guest) » et « tu es mon hostie ». Et donc, dirait Daru, je n’ai pas besoin de pain, tu es mon pain. Ou, mieux encore : — Et toi ? demande l’Arabe. — C’est toi la victime, répond Daru, toi, le corps du Christ.
17
Ce corps affamé, cette poitrine « maigre et musclée » de l’Arabe est décrite en page 1615. L’Arabe est l’hostie, la victime du sacrifice impérialiste. Camus formule ici sa version de « Prenez. Ceci est mon corps » (Mat. 26,26 ; Luc 22,19 ; Marc 14,22). Remarquons que c’est celui qui n’a pas de pain et a tué pour du pain qui est lui-même le pain sacrifié et sanctifié de l’Eucharistie. L’hôte, dans tous les sens du mot, c’est le pain. Le pain est le sujet de « L’hôte »[11].
3. La tentation de Daru
18
L’Arabe est à la fois Caïn et Jésus — les fils de l’homme —, l’assassin-réfugié et la victime, l’hostis et l’hostia. Mais Daru lui-même rappelle Jésus. Entendons d’abord la ressemblance vocale (qui indique un lien, mais non une identification) : Daru-Camus-Jésus[12]. Daru rappelle Jésus : il vit comme un « moine » mais se sent « seigneur » (H, 1612). Il nourrit les pauvres. On peut dire qu’il transforme les pierres du désert en pain. Il défend ceux qui ont péché. Ne pourrait-on penser que lorsqu’il donne à l’Arabe le choix de sa route, il lui répète les paroles de Jésus à la femme adultère : « Je ne vous condamnerai pas non plus. Allez-vous-en, et ne péchez plus à l’avenir » (Jean 8,11) ?
19
Mais si Daru rappelle Jésus, qui est Balducci ? À première vue, le souriant gendarme est plutôt sympathique. On imagine sa susceptibilité de « vieux Corse » (H, 1614), et son ton affectueux quand il appelle Daru « fils ». Visiblement son propre fils est mort : « Tu as toujours été un peu fêlé. C’est pour ça que je t’aime bien, mon fils était comme ça » (H, 1616). On se demande pourtant qui est ce vieux père dont le fils est mort. Ou plutôt : qui est ce père qui envoie à la mort celui qui ressemble à son fils mort et qu’il appelle « fils ». Car, n’en doutons pas, en lui ordonnant d’escorter l’Arabe, Balducci met en danger la vie de Daru. On sait bien que Daru « paiera » (H, 1623). Qui est donc ce Balducci qui envoie son « fils » à la mort, ou même, qui envoie ses fils à la mort — et qui était ce fils qui ressemblait tant à Daru et qui est déjà mort[13] ? Et il se pourrait bien que Balducci, ce vieux et gentil gendarme qui sacrifie son fils, soit Dieu en personne.
20
Mais rien n’est moins sûr. Balducci en Bon Dieu n’est pas convaincant. Il est trop gentil, trop vieux. Il parle de son fils mort avec trop d’insouciance. Il appelle Daru « fils » avec trop de complaisance. C’est un bon imitateur de Dieu, mais c’est sans doute un imposteur. Qui est le meilleur imitateur de Dieu, celui qui a toujours « l’air » d’être Dieu sans l’être, celui qui voudrait, d’ailleurs, être Dieu à la place de Dieu ? Celui qui cherche à séduire en employant les paroles mêmes de Dieu et qui convainc presque toujours qu’il est Dieu, à tel point qu’on n’est jamais sûr — est-ce Dieu ou… ?
21
Le diable. Balducci est Satan et si on se souvient que Camus voulait écrire un Faust (qu’il n’a jamais écrit) ; on en a une « preuve » page 1616, quand il ordonne à Daru de signer son papier. Daru répond : inutile, je ne nierai pas que tu es venu. « Mais tu dois signer, c’est la règle », insiste Balducci. Quelle règle, se demande-t-on ? Ce n’est pas si souvent qu’un gendarme exige d’un civil d’escorter un prisonnier. Y a-t-il une règle pour de telles choses ? Et pourquoi ce détail de la signature, pourquoi Camus a-t-il mis l’accent sur l’obligation de signer ? Le mot règle est étrange, sauf bien sûr s’il s’agit de la règle de Satan. Signer est alors une règle et obéir est un « ordre, fils » (H, 1616). Daru se sentait moine et seigneur. Balducci exige donc qu’il entre dans son ordre, qu’il suive sa règle, qu’il soit moine à son service : « Tu vas maintenant me signer le papier » (nous soulignons). Et Daru signe. Un nom étonnant, « Balducci » : Camus avait d’abord appelé le gendarme Corsini[14], puis a changé son nom en Balducci. Ne peut-on entendre dans ce nouveau nom l’écho de Baalzebub — Belzébuth Dux — le prince, le roi Satan[15] ?
22
Si, dès lors, on relit la nouvelle, on découvre que Balducci n’est pas seulement un jovial Méditerranéen en pré-retraite. Au début du texte, il apparaît mi-bête mi-homme sur son cheval qui expire un « jet de vapeur » (H, 1611), et « sous ses moustaches hérissées » (H, 1613). Quand Daru et lui entrent dans la salle de classe, Balducci « trône sur la première table d’élève » comme un souverain (H, 1614). Lorsqu’il s’en va, il « surgit » devant la fenêtre avant de « disparaître ». Balducci n’est-il pas un peu surnaturel ? On n’entend pas ses pas — à cause de la neige. Mais le cheval fait du bruit et les « poules s’effarèrent » (H, 1617)…
23
Nous pouvons désormais lire « L’hôte » en parallèle avec le texte des Évangiles — la tentation de Jésus dans le désert. Daru s’est exilé, tel un moine et seigneur, dans un désert de pierres, sur des hauteurs où il n’y a rien à manger[16]. Et le diable arrive et le tente, et lui dit : si tu es qui tu es, si tu es le fils de Dieu — Balducci dit : si tu es un « homme », mais il dit aussi : si tu es « mon fils » —, transforme ces pierres en pain. Contrairement à Jésus, Daru accepte, mais il pétrit le pain pour l’Arabe et non pour lui : l’Arabe mange d’abord. Jusqu’ici, la ressemblance entre Daru et Jésus est presque complète puisque Jésus a refusé de manger (et plus tard a distribué du pain. Jésus est né à Bethlehem — Beith Lehem, le lieu ou la maison du pain). Mais Satan ne renonce pas si facilement. Il est écrit : « Et le diable le transporta sur une haute montagne, d’où lui ayant fait voir, en un moment, tous les royaumes du monde / Il lui dit : Je vous donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes… » (Luc 4,5-6). Du haut de la montagne, Balducci dit à Daru : regarde autour de toi, ceci est ton pays, ta terre, et tout sera à toi, à toi et aux Français, si seulement tu m’obéis, si tu livres l’Arabe.


Voir ce commentaire dans son contexte





Palmarès