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Daru regarde autour de lui. Et au lieu de répondre : « Je n’obéis qu’à Dieu » — Jésus lui répondit : « Il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul » (Luc 4,8) —, il cherche « la loi ou le Dieu qui serait celui de tous ». Mais comme il n’entend rien, comme Dieu est absent, Camus a effacé les phrases de son premier manuscrit. Dieu est absent du monde et du texte, et le désert est vide. Satan a la voie libre. Au lieu d’entendre la voix divine, Daru pense à Balducci ?[17] : « Accroupi au bord du plateau, l’instituteur contemplait l’étendue déserte. Il pensait à Balducci » (H, 1621). Dieu est absent parce que Daru a déjà signé — quatre pages plus tôt.
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Obéir au diable, ce n’est pas livrer l’Arabe, mais lui laisser le choix[18] ; c’est ne pas l’escorter et le protéger jusqu’au bout. Daru laisse l’Arabe choisir sa route, mais laisser le choix à l’Arabe c’est l’envoyer à la mort ou à la prison parce que l’Arabe préférera la mort ou la prison à l’exil. Ce qui devient clair alors, c’est que Satan-Balducci triomphe à cause de l’orgueil de Daru. Daru refuse de livrer l’Arabe par orgueil — pour conserver son honneur, pour éviter la honte — et non par respect de l’Arabe, de sa misère et de ses besoins. L’Arabe maigre, étendu sur son lit, la lumière dans les yeux, implore Daru en vain : « Viens avec nous » (H, 1619). Mais Daru reste insensible à sa demande. Sa morale est égocentrique. Il libère l’Arabe sans l’escorter ni le protéger. L’Arabe, pris de panique, voudra dire quelque chose, mais Daru ne l’écoutera pas : « Non, tais-toi. Maintenant je te laisse » (H, 1623).
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La tentation diabolique n’est donc pas de conquérir et de garder un territoire, elle n’est pas de refuser de rendre sa liberté à l’Arabe — puisque Daru libère l’Arabe sans hésiter. La tentation diabolique c’est justement, pour Camus, de libérer l’Arabe et c’est tout. Obéir à Satan c’est refuser toute responsabilité, c’est ne pas protéger jusqu’au bout la victime affamée, l’assassin, l’ennemi, c’est-à-dire ne pas protéger l’Arabe contre les dangers constitués et par les Français, et par l’exil, et par son propre village. Suis-je le gardien de mon frère ? se demande Daru. Tu devrais l’être, répond Camus[19]. Si l’Arabe et Daru sont tous deux des « hôtes », ils sont aussi tous deux Caïn. Dans une précédente version du texte, la menace sur le tableau était non pas « Tu as livré notre frère. Tu paieras » mais « Tu as livré mon frère. Ton école brûlera, et toi avec », et nous pouvons lire cette phrase comme ce que Daru se dit à lui-même, s’accusant : tu as livré mon frère, tu paieras…
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Trois conclusions s’imposent.
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La première correspond à la lecture postcolonialiste des oeuvres de Camus, celle, déjà, de Sartre, celle de Said et celle de beaucoup d’autres : Camus est paternaliste. Pour cette critique, il fallait donner leur indépendance aux Algériens sans discuter — et sans escorte, ni protection. Les Algériens étaient capables de s’occuper d’eux-mêmes et leur culture ancestrale leur suffisait amplement. On peut imaginer que, selon ce point de vue, Camus aurait dû achever sa nouvelle par un « happy ending » nationaliste, l’Arabe s’enfuyant résolument vers les terres des nomades ou, mieux encore, Daru et l’Arabe rejoignant ensemble les rebelles.
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La deuxième est la position explicite de Camus sur la situation algérienne et la décolonisation : la liberté politique n’est pas l’essentiel ni le seul besoin d’un peuple affamé, et il y a des risques à une telle liberté — risques de nationalisme et de fondamentalisme, risque d’exil ou de certaines formes d’exil, à la fois pour colons et colonisés[20]. En outre, dirait Camus, un peuple asservi et affamé n’est pas dans les meilleures conditions pour tirer bon parti de sa culture[21].
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Une troisième conclusion pourrait être formulée comme suit : la liberté de l’Arabe est sans aucun doute politiquement nécessaire, mais la responsabilité éthique de Daru est une tout autre nécessité. Il y aurait là, peut-être, deux niveaux indépendants. D’un point de vue éthique, Daru devrait quelque chose à l’Arabe quand bien même celui-ci serait capable d’être politiquement libre. En d’autres termes, la légitime exigence politique de liberté ne résoudrait pas la question éthique soulevée par la domination coloniale. Le vrai paternalisme, issu de l’orgueil, serait la complaisance dans le refus d’aider les affamés à peine sortis de l’oppression.
http://www.erudit.org/revue/ETUDFR/2006/v42/n2/013867ar.html
10/01 10:40 - JL
Excellente citation, en effet, tous les bourreaux sont de la même famille. Attention, dans (...)
10/01 10:37 - Paul Villach
@ Senatus populus que romanus Excellente citation d’Albert Camus que je fais mienne ! (...)
10/01 09:56 - Senatus populusque
« De quelque manière qu’on tourne la question, la nouvelle position de ces gens qui se (...)
08/01 15:33 - L’enfoiré
"« La chute » est-il une fable qui sous une ironie protectrice pour lui-même, est cruelle pour (...)
08/01 14:15 - Mohammed
@Musima (xxx.xxx.xxx.143) 8 janvier 11:56 Il n’ y a ni haine ni colère dans mes (...)
08/01 12:02 - mokhtar h
Très beau texte qui m’incite à relire Camus, ou à le lire plus complètement, après 40 (...)
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