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Commentaire de Laurent

sur Mesurer la pauvreté n'est pas scientifiquement neutre


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Laurent (---.---.127.221) 15 décembre 2006 05:13

Comme vous le constatez dans cet article, il y a une énorme rationalisation de la pauvreté. Je crois qu’il s’agit de procédés « naturels » à la culture occidentale : il n’est pas étonnant de constater finalement qu’elle est si souvent sous-tendue par une vue économique puisqu’elle a toujours été considéré comme un facteur résiduel de l’activité économique. L’on a parlé de pouvoir d’achat, de chômage, d’exclusion. Je rejoindrais la définition de Jean-Yves Duclos en termes de besoin et de capacité tout en n’ignorant pas que ces critères sont à nouveau le lieu de mesures et de rationnalisations. En ce sens, j’aimerais beaucoup savoir ce que signifient les « filets sociaux de sécurité », ce à quoi ils réfèrent, ce sur quoi ils reposent, quelles vues les sous-tendent et quelles opinions ils créent.

Il me semble qu’il y a, et le rapprochement de la pauvreté au déni de liberté le souligne, une constante réduction de ce que nous entendons par ces termes. Nous nous retrouvons de fait devant une dichotomie semblant inévitable : une analyse par rationnalisation, stratification et classement, ou une analyse prenant en compte des aspects plus individuels. Je doute que cette dichotomie ne soit en réalité le signe d’une vue encore plus atomique puisque une grande partie de l’activité sociale et économique contemporaine consiste à produire des catégories utilisables, « outilisables », tel que le démontre par ailleurs ce programme et l’intérêt porté.

Je crois qu’il est important de souligner le rôle culturel de l’économie dans l’établissement des représentations, des croyances ou parfois de ce que nous pourrions appeler, si nous étions des anthropologues d’une autre culture, des mythes. Nous avons aujourd’hui, et ceci depuis l’ère souveraine et coloniale, tendance pourtant à penser que l’économie est « au-dessus », qu’elle dirige et oriente, qu’elle agit comme un facteur social et culturel non réellement contrôlable : nous avons tendance à constamment penser qu’elle n’est pas le fait d’une culture et certains chantres de la réalité posée comme telle nous font par ailleurs régulièrement croire qu’elle est un système devant lequel chaque individu, chaque personne, doit se plier avant toute considération sociale ou culturelle. Il y a, à mon sens, une profonde réduction de la complexité sociale et humaine dans ce genre d’approche.

Je crains que la mesure des besoins et des capacités soient imprégnées de ce point de vue simplement parce que croire (et à quoi croyons-nous réellemment ?) quelque chose est, en quelque sorte, donner une certaine réalité à cette chose. Par ailleurs, toute mesure, toute observation, ôte au sujet son statut d’individu et fait tendre l’idée vers l’objectivation : ce qui dénature le sujet pour le rendre simple objet.

Les politiques du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale sont, bien que peu transparentes et très éloignées des modèles démocratiques, connues. Il s’agit évidemment de rendre la planète « heureuse », de faire adhérer les états des pays du sud, emblèmes de la pauvreté, à des principes structuraux ; c’est-à-dire de changer les mentalités et les cultures. Nous savons aussi que ces politiques sont critiquées par de nombreuses structures humanitaires et sociales : l’imposition de la notion de propriété dans des sociétés organisées différemment est une déstructuration profonde des richesses culturelles locales et profitent, les chiffres sont malheureusement peu clairs sur ce point, souvent à une minorité. La mesure, elle, pourra toujours parler de progrès. Avons-nous réellement une mesure multiforme des coûts ? Ne devons-nous pas tendre plutôt vers des mesures de coûts multiformes afin de rendre la complexité à la complexité et d’admettre, enfin, que contrôle et régulation sont les deux procédés coinjoints de l’autonomie individuelle et culturelle ? Sans parler de liberté, si chère à la philosophie, n’y aurait-il pas ici l’existence possible d’une complexité de représentation et donc d’appréhension ?

Penser la pauvreté n’est donc effectivement pas neutre : cette pensée définie des territoires géographiques, culturels et sociaux. Comme toute classification, elle expose et sépare. La notion proposée par Mr Duclos est extrêmement délicate parce qu’elle dépend tout autant qu’elle répand notre position, notre échelle d’observation et notre vision. Concrètement, une personne ne pouvant manger à sa faim et se loger dans des conditions décentes est, en France, quelqu’un de pauvre. Quelle misère attribuons-nous cependant, et quelle est sa mesure, à une politique élitiste, à une politique strictement économique ou à une politique qu’Huxley n’aurait pas démentie ? La définition même de la pauvreté, comme celle de la richesse, est une amputation à la pleine reconnaissance d’un individu, d’un pays, d’une culture, d’une idée. Ce que vivent les pauvres, puisqu’il faut alors les appeller ainsi, est, en plus de la difficulté économique, une difficulté d’auto-représentation. Le vocabulaire est armé avec la précision du scalpel : minima sociaux, précarité, SDF, RMI, ... (je propose aux médias statisticiens d’être pauvres quelques minutes). Etre pauvre dans une société riche est être de fait exclu. Le sens que nous donnons à la pauvreté est le sens que nous donnons à notre société. Merci aux sauveurs et à leurs filets de s’en souvenir ; et s’il faut être riche, je préfère être pauvre.


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