d’un sociologue -psychologue social ex enseignant universitaire et collègue
ces dernières années impliqué dans l’interface France-Chine
L’Homme, entre chien et loup, in « De qui demain sera-t-il fait ? », Institut Aspen France, éd. Autrement, Paris, 2008. Jean Michel TRUONG
L’émergence
de modes de représentation et d’instruments de pensée
adaptés sera la grande affaire de l’esprit dans les
âges à venir. Plusieurs siècles s’écouleront sans doute
avant que nos pupilles, accoutumées à la lumière crue
des soleils artificiels, accommodent aux lueurs incertaines
du crépuscule : songeons aux vingt-cinq qui furent nécessaires,
depuis Antigone, aux concepts d’individu et de droits
attachés à la personne, pour s’imposer - encore qu’imparfaitement
- à la conscience universelle. A plus courte échéance
- les deux ou trois décennies dont les lecteurs de ce
texte ont une chance raisonnable d’être les acteurs
- trois ordres de pathologies peuvent être redoutés
:
-
Les paniques cognitives en réponse à des situations
inédites que nos vieilles catégories ne savent pas prendre
en charge. La guerre d’Irak nous en offre une illustration
spectaculaire. Dans l’urgence d’un événement proprement
impensable, les décideurs américains opérèrent une série
de replis successifs sur des positions cognitives préparées
à l’avance. Le 11 Septembre fut ainsi, faute de modèle
plus pertinent, assimilé à un acte de guerre, Al Qaeda
à un Etat agresseur et l’Afghanistan d’abord, l’Irak
ensuite, substitués à ce dernier lorsqu’il s’avéra ne
pas présenter les caractéristiques - notamment géographiques,
démographiques et patrimoniales - désirables d’un point
de vue militaire conventionnel : car où faire la démonstration
de l’efficacité vengeresse de ses missiles quand l’adversaire
n’a pas de territoire, épancher son courroux quand il
n’a pas de populations civiles, prélever un butin quand
il n’a aucun actif ?
-
La glaciation doctrinale autour des identités
menacées, le raidissement des nostalgiques de la clarté-distinction,
l’insurrection des adeptes d’ontologies obsolescentes,
la réaffirmation violente des particularismes, le culte
frénétique des exceptions, les exclusions et excommunications
réciproques, la balkanisation, enfin, des grands ensembles
géopolitiques et idéologiques dont la formation, surmontant
les clivages historiques, avait jusqu’ici semblé jalonner
la marche de la civilisation. Plus significative à cet
égard que les haines immémoriales des fanatiques - telle
celle qui depuis l’origine de l’Islam ensanglante shiites
et sunnites - qui finissent, tant elles sont récurrentes,
par faire partie du décor, est la récente revendication
de l’Eglise catholique romaine de Benoît XVI à détenir
seule « l’intégrale vérité du christianisme », par laquelle
cette institution, jusqu’ici plus portée au dialogue,
porte un coup peut-être fatal à un effort lent mais
continu de réunification des églises néotestamentaires.
-
Le Kriegsweh, enfin, ce désir, cette terrifiante
nostalgie de guerre, qui s’empare des désemparés quand,
à bout de désarroi, ils se laissent fasciner par la
clarté qu’elle instaure, les distinctions qu’elle impose
- entre amis et ennemis, ceux qui sont avec nous et
ceux qui sont contre nous, ceux qui partagent nos valeurs
et ceux qui s’y opposent, les alliés et les traîtres,
les combattants et les lâches -, et les jugements expéditifs
qu’elle autorise. L’homme du crépuscule chérira la guerre,
non pour l’hégémonie, le pétrole ou même les idées,
mais pour sauvegarder, aussi longtemps que possible,
son esthétique de la ligne claire.