Le juge Renaud Van Ruymbeke, chargé du volet financier de l’affaire
Karachi, a aujourd’hui une conviction, étayée par de nouveaux éléments
judiciaires : les 20 millions de francs (3 millions d’euros) en espèces qui ont
alimenté de manière suspecte la campagne présidentielle d’Edouard Balladur, en
1995, proviendraient bien de rétrocommissions versées à l’occasion de marchés
d’armement.
Il peut désormais s’appuyer, pour conforter son raisonnement, sur le
témoignage de Pierre Mongin, actuel PDG de la RATP et ex-chef de cabinet de M.
Balladur de 1993 à 1995.
Entendu lundi 4 juillet par le juge Van Ruymbeke M. Mongin a assuré au
magistrat que les fonds secrets de Matignon n’avaient pas été mis à
contribution pendant la campagne de 1995."Je n’ai pas personnellement,
dans la gestion de ces fonds, attribué de l’argent à la campagne de M.
Balladur, confie M. Mongin sur procès-verbal (...) Je n’ai pas remis d’espèces
directement à M. Balladur "
Or, le juge Van Ruymbeke a déjà pu établir que ces sommes, apportées à
la banque par liasses épaisses, en grosses coupures, ne pouvaient être le fruit
de collectes organisées dans les meetings, contrairement à la version présentée
par l’ancien premier ministre et ses proches (Le Monde du 1er juillet).
Il ne reste donc au magistrat qu’une seule hypothèse de travail : les 20
millions de francs suspects auraient été obtenus via des intermédaires imposés
par le cabinet de François Léotard lors des négociations finales des contrats
de livraison d’armes Agosta et Sawari II signés en 1994. Les faramineuses
commissions promises aux intermédiaires se seraient ensuite transformées en
rétrocommissions.
Le juge Van Ruymbeke a fait procéder, en début de semaine, à
l’interrogatoire de Nicolas Bazire, ami de toujours de Nicolas Sarkozy et
directeur de campagne de M. Balladur en 1995. Les enquêteurs s’interrogent sur
son rôle exact dans le dispositif, lui dont les liens avec certains
intermédiaires imposés dans les contrats d’armement ont été mis en exergue
pendant l’enquête. Bon nombre de témoins ont également narré aux enquêteurs sa
présence dans la campagne, et mentionné avec force détails le coffre-fort de
son bureau, souvent empli de liasses de billets.
Francis Lamy, homme de confiance de M. Balladur, poussé mercredi 6
juillet dans ses retranchements par le juge Van Ruymbeke, a pointé le rôle de
M. Bazire, actuel bras droit de Bernard Arnault. M. Lamy avait expliqué aux
rapporteurs du Conseil constitutionnel, en 1995, qu’une somme de plus de 13
millions de francs versée en liquide sur les comptes de campagne provenait de
la vente d’objets divers, pendant les meetings. Une version jugée fantaisiste
par les enquêteurs.
»Je suis pratiquement certain que c’est M. Bazire qui m’a donné ces
explications", assure aujourd’hui M. Lamy au juge Van Ruymbeke, et ce à
plusieurs reprises.
NOUVEAUX SOUPÇONS DE RÉTROCOMMISSIONS POUR UN TROISIÈME CONTRAT
D’ARMEMENT.
Parallèlement à ce versant politique, le magistrat tente de pénétrer les
arcanes des marchés d’armement. Un haut fonctionnaire, Philippe Bros,
commissaire du gouvernement pour les exportations d’armes de 1988 à 1993, lui a
confié ses doutes, le 30 juin, sur la licéité des marchés. "Je soupçonnais
fortement l’existence de retours [les rétrocommissions](...) parce qu’on avait
mis en place deux personnalités politiques, fidèles de M. Léotard, à des postes
pour lesquels ils n’étaient pas compétents..."
Deux autres hauts fonctionnaires, Jean-Louis Porchier et Michel Ferrier,
avaient déjà tenu le même discours au juge. M. Ferrier, a par ailleurs livré
une nouvelle piste au magistrat, qui l’a interrogé le 30 juin. L’ex responsable
des transferts sensibles au secrétariat général de la défense nationale, a fait
allusion au marché « Miksa » , portant sur la surveillance des
frontières du royaume wahhabite, qui fit l’objet d’un protocole d’accord, signé
le 12 novembre 1994, entre Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur — et
soutien politique d’Edouard Balladur — et son homologue saoudien, le prince
Naïef Ben Abdelaziz al-Saoud. Thomson-CSF (devenu Thalès) était chef de file de
la candidature française.
A en croire le témoin, la Commission interministérielle pour l’étude des
exportations de matériels de guerre (CIEEMG), aurait mis son veto, en 1994, à
la signature de ce contrat. "Avez-vous soupçonné le ministre de
l’intérieur d’avoir cherché à financer la campagne présidentielle du premier
ministre ?« , a demandé le juge. »J’ai forcément étudié cette question
et j’ai transmis aux autorités tous les éléments sûrs dont je disposais et qui
auraient pu faire penser à des malversations", a répondu M. Ferrier.
Il a affirmé avoir transmis à l’époque ses informations à la présidence
de la République, à Matignon et au ministère de la défense : "Je leur ai
adressé un courrier secret défense donnant tous les éléments précis dont je
disposais et qui m’avaient amené à avoir clairement une position négative en
raison de mes soupçons de rétrocommissions ".
Pour Maître Olivier Morice, l’un des conseils des parties civiles,
»les familles des victimes demandent maintenant que tous ceux qui font
partie de la chaîne de responsabilité soient mis en cause par la justice :
d’Edouard Balladur à François Léotard, sans oublier Nicolas Sarkozy, du fait de
ses responsabilités à l’époque, puisqu’il était au coeur du système de
corruption permettant le retour de commissions illicites".
Lire l’intégralité de cette enquête dans l’édition Abonnés du site et
dans Le Monde daté du 9 juillet et disponible dans les kiosques ce vendredi à
partir de 13 heures.
Gérard Davet et Fabrice Lhomme.
http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/07/08/affaire-karachi-pas-de-fonds-secrets-de-matignon-dans-les-comptes-de-campagne-de-balladur-en-1995-selon-un-temoin-clef_1546273_823448.html