« (...) Alors, bien sûr, la première objection au tirage au sort tient souvent à la crainte de tirer au sort des personnages indésirables ou même dangereux.
D’abord, il ne s’agit pas de mettre quelqu’un »aux manettes« : en démocratie, ce ne sont pas les représentants qui décident, c’est le peuple lui-même réuni en assemblée.
Mais aussi et surtout, les Athéniens, exactement comme nous, avaient très peur de tirer au sort des incapables, des malhonnêtes, des abrutis, des salauds... Et pourtant, j’attire votre attention sur le fait que, malgré cette peur, ils ont pratiqué le tirage au sort pendant 200 ans avec succès... On peut donc penser qu’ils avaient trouvé des institutions complémentaires capables d’apaiser ces craintes.
Effectivement, on trouve dans les institutions athéniennes toute une série d’institutions protectrices qui servaient à « border le système » et empêcher les abus de pouvoir (voir en bas à droite du schéma (K)) :
Les 6 institutions complémentaires qui protègent des faiblesses du hasard
• Avant le mandat, le volontariat (L), d’abord, permettait une forme d’autocensure puisque ceux qui ne se considéraient pas eux-mêmes comme capables s’excluaient d’eux-mêmes. Ce point est aujourd’hui discutable, à mon avis : il serait bon d’inciter tout le monde à participer (y compris et surtout les personnes justes qui ne se soucient pas de gouverner, dixit Alain) ; avec possibilité de refuser, bien sûr.
Par ailleurs, la docimasie (M), sorte d’examen d’aptitude (mais pas de compétence puisque l’égalité politique était de principe), examen qui permettait d’éliminer les bandits et les fous, était un autre barrage contre les indésirables avant tout mandat.
Enfin, l’ostracisme (N) (importante institution qui n’avait pas, à l’époque, de connotation péjorative, au contraire) permettait de mettre au ban (temporairement) un citoyen considéré comme effrayant (sans le tuer, sans le ruiner, et sans même le déshonorer) : chaque citoyen pouvait graver le nom d’un personnage jugé dangereux sur un ostracon, fragment de poterie, et celui qui était le plus souvent cité était éloigné de la vie politique pour dix ans.
• Pendant le mandat, les tirés au sort étaient révocables (O) à tout moment, par un vote de l’assemblée.
• En fin de mandat, les tirés au sort devaient rendre des comptes (P) et cette reddition des comptes était suivie de récompenses (honorifiques) ou de punitions éventuellement sévères. Montesquieu soulignait à ce propos que la combinaison entre le risque de punitions et le volontariat permettait de filtrer efficacement les citoyens désignés et rendait le tirage au sort intéressant pour le bien commun : grâce au risque de punitions, il y avait moins de volontaires fantaisistes ou dangereux.
• Après le mandat, même, deux procédures d’accusation publique ex post (Q) permettaient de mettre en cause après-coup des acteurs éventuellement fautifs : le Graphe para nomon et l’Eisangelia : l’une pour réexaminer une décision de l’Assemblée (et éventuellement punir un citoyen qui aurait induit l’assemblée en erreur en défendant un projet finalement nuisible), l’autre pour mettre en accusation un magistrat.
Tout cela est infiniment plus protecteur qu’un système d’institutions reposant sur l’élection qui, elle, fait comme si on pouvait compter sur la vertu de certains acteurs, meilleurs que les autres.
Le tirage au sort, lui, est au centre d’institutions qui assument les conflits et les imperfections individuelles en se fondant sur la défiance et en prévoyant des contrôles à tous les étages.
Ne pas oublier que
le tirage au sort ne désigne pas des chefs, mais des serviteurs. »
(source)