Au premier mars 1901, décidé à vivre avec mon siècle, je vendis mon phaéton et mes deux chevaux à mon voisin, et fis l’acquisition d’une automobile.
Au premier avril qui suivit, mon marchand d’avoine me présenta sa note mensuelle.
Etant donnée la date, je lui fis compliment de sa joyeuse farce.
Mais notre homme ne plaisantait pas, et il m’apostropha en ces termes :
- Depuis les temps les plus reculés, la nourriture des animaux de trait est un métier reconnu, qui fait vivre des milliers de personnes. Vos machines infernales, dont vous vantez le nombre de chevaux, ne fonctionnent même pas à l’avoine et sèment la misère dans nos foyers. Votre essence malodorante n’est rien moins qu’une contrefaçon d’avoine, vos équipées pétaradantes ne sont que du piratage et chaque kilomètre ainsi parcouru est une tartine de confiture injustement ôtée de la bouche innocente et inassouvie de nos chers enfants. Les chiffres que nos syndicats gardent précieusement dans leurs chapeaux sont sans appel : la France a le triste privilège d’être parmi les nations qui comptent le plus de dévoyés qui s’adonnent à ce piratage mécanique. Notre corporation est puissante, et nous ne manquerons pas de solliciter notre gouvernement et nos élus pour qu’ils prennent des mesures ayant pour effet d’empêcher la prolifération des automobiles.
Dans les années qui suivirent, le marchand d’avoine se mit à boire et à mal vieillir tandis que nombre de ses confrères changèrent leurs activités. Certains réparèrent des pneumatiques, d’autres vendirent des bougies de rechange, de l’essence, des huiles, des cartes routières et bien d’autres choses utiles aux voyageurs.
Le souvenir me revient de mon vieux professeur d’histoire qui aimait à dire que le vingtième siècle aurait à connaître des bouleversements difficiles à imaginer...