La très embarrassante Légion d’honneur de Patrice de Maistre.
Ce 5 août 2010, la brigade financière tente de mieux comprendre les circonstances dans lesquelles Patrice de Maistre, l’homme de confiance de Liliane Bettencourt, a pu devenir chevalier de la Légion d’honneur, trois ans plus tôt, le 13 juillet 2007, sur le contingent réservé à Bercy. Les enquêteurs se rendent donc au ministère de l’économie, pour consulter le dossier administratif lié à l’octroi de cette décoration. Fort malencontreusement, à l’automne 2009, « le dossier de M. de Maistre datant de 2007 a été détruit », précise aux policiers Franck Isaia, chef de bureau. Ce dossier comprenait le courrier d’intervention en faveur de M. de Maistre.
Les archives ont donc été détruites, mais les enquêteurs n’en sont pas à leur première embûche, et ils ont déjà une certitude : c’est bien Eric Woerth, alors trésorier de l’UMP, qui a chaudement recommandé son ami Patrice de Maistre. Ils détiennent en effet une lettre, datée du 12 mars 2007, adressée à Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur : « Cher Nicolas, écrit Eric Woerth, mon attention a été appelée par Monsieur Patrice de Maistre. (...) Je vous serais reconnaissant de bien vouloir accorder à cette requête une attention particulière. » Ajoutés à la main, ces mots, à l’encre bleue : « Ce serait bien d’accéder à cette demande. Je t’en reparle. »
C’est qu’il faut choyer Patrice de Maistre, membre du Premier cercle, cette structure de généreux donateurs créée par l’UMP. Patrice de Maistre verse 2 000 à 3 000 euros par an, et 7 500 euros en cette période électorale. Il a même financé à hauteur de 1 500 euros la petite association montée autour d’Eric Woerth. La famille Bettencourt, dont il gère la fortune, a également contribué financièrement à la campagne de Nicolas Sarkozy. Faut-il alors voir dans l’octroi de cette distinction un renvoi d’ascenseur ? D’autant que, circonstance aggravante, Florence Woerth, l’épouse du trésorier de l’UMP et futur ministre du budget, sera embauchée par Patrice de Maistre, à l’automne 2007...
Les policiers creusent la piste, explorent la possibilité d’un trafic d’influence. Car, le 20 mars 2007, Laurent Solly, chef de cabinet de Nicolas Sarkozy, accuse bien réception de la demande et signale avec célérité au ministère de l’économie « l’intérêt qui s’y attache ». Il réclame un « examen très attentif » de la requête. Son homologue à Bercy, Jean-Baptiste Marin-Lamellet, ne se fait pas prier. Le 29 mars 2007, il assure dans un courrier adressé à la place Beauvau que le dossier de Maistre sera examiné « avec attention ».
M. de Maistre se fend d’un courrier, le 28 juin 2007, adressé à Eric Woerth : « Cher Eric, je viens d’apprendre que vous avez présenté ma candidature à l’ordre national de la Légion d’honneur. Je ne sais si je la mérite, cependant je suis très touché par votre demande et vous en remercie chaleureusement. Recevez toute mon amitié. » Quinze jours plus tard, il obtient sa rosette. Et le 17 juillet 2007, Eric Woerth paraît réjoui de la nomination de son ami : « Cher Patrice, dit-il dans une lettre, avec toutes mes félicitations et mes amitiés... »
Quatre mois pour obtenir une Légion d’honneur. Il est rare que la procédure soit à ce point accélérée. Le secrétaire général de la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur en atteste. Interrogé le 30 juillet 2010, Luc Fons rappelle que, en ce qui le concerne, les nominations font l’objet d’une instruction durant entre six mois et un an. « Que pensez-vous d’un délai qui serait compris entre mars 2007 et juillet 2007 ? », l’interrogent les policiers. « Je n’ai aucun avis... », répond, prudent, M. Fons.
Si le délai, très court, est surprenant, une autre incohérence intrigue les enquêteurs. Les deux hommes, Patrice de Maistre et Eric Woerth, semblent frappés d’amnésie quand on les questionne sur le processus d’obtention de la médaille. Entendu le 16 juillet 2010 par les enquêteurs, M. de Maistre a la mémoire défaillante. Les policiers lui demandent si M. Woerth est intervenu en sa faveur. « Non. Pas de mémoire », répond le gestionnaire de fortune. Le 29 juillet 2010, Eric Woerth est à son tour questionné par la brigade financière. « Je n’ai pas un souvenir précis du cheminement des choses, dit-il. Je ne suis pas sûr d’y avoir eu un rôle. Mon cabinet a dû être interrogé, m’en parler, et j’ai donné mon accord. (...) C’est ainsi que l’on peut dire que mon cabinet a soutenu la candidature de M. de Maistre. »
Des propos clairement contredits par l’enchaînement des faits. Lors de cette audition, réalisée au ministère du travail, les enquêteurs ne disposent pas encore de la lettre du 12 mars 2007, signée par Eric Woerth. Ils ne peuvent donc placer le ministre devant ses contradictions. Mais ils ne se privent pas de convoquer à nouveau Patrice de Maistre. « J’affirme ne jamais être intervenu directement auprès d’Eric Woerth », maintient le gestionnaire de fortune. Les policiers lui présentent alors la lettre du 12 mars 2007, dans laquelle Eric Woerth indique à Nicolas Sarkozy que son attention a été appelée par M. de Maistre. « J’ignorais l’existence de cette lettre », se défend le gestionnaire de fortune, dénonçant une « formule un peu générale » rédigée par Eric Woerth.
Devant l’insistance des enquêteurs, il lâche : « Je comprends qu’on suspecte que M. Woerth soit intervenu dans le cadre de l’obtention de ma Légion d’honneur en contrepartie de faveurs que je lui aurais faites et notamment l’engagement de sa femme... » Puis il se ressaisit : « Je ne lui ai pas directement demandé cette décoration de même qu’il ne m’a jamais demandé d’engager sa femme... »
Mais la brigade financière dispose des enregistrements clandestins opérés au domicile de Liliane Bettencourt. On y entend M. de Maistre, le 23 avril 2010, dire à Mme Bettencourt, à propos de l’embauche de Florence Woerth : « J’avoue que quand je l’ai fait, son mari était ministre des finances, il m’a demandé de le faire. (...) J’l’ai fait pour lui faire plaisir... »