Examinons donc la
formalisation de la preuve ontologique, c’est-à-dire la version
de Gödel de la version de Leibniz de la version de Descartes de la
version d’Anselme.
L’essence de toute l’histoire que nous avons contée est tout simplement
la suivante. L’argument de Descartes consiste à définir
Dieu comme un être qui a toutes les perfections, et à déduire
qu’il existe du fait que l’existence est une perfection. Les critiques
de Leibniz et de Kant mettent en évidence que la définition
n’est nullement assurée d’être non-contradictoire, et que
l’existence ne peut être considérée comme une propriété,
donc une perfection.
Comme les propriétés sont des entités abstraites,
c’est une pratique courante de la logique moderne de leur substituer leurs
extensions plus concrètes, c’est-à-dire d’associer à
chaque propriété l’ensemble des objets qui la possèdent.
Par exemple, de substituer à la propriété « petitesse »
l’ensemble des objets petits, ou à la propriété « noirceur »
l’ensemble des objets noirs.
La première idée de Gödel fut de remplacer les perfections,
dont nous ne savons pas bien ce qu’elles sont, par les "propriétés
positives", dont, pour le coup, nous ne savons pas du tout ce qu’elles
sont. L’intérêt de ce pas peut sembler douteux, mais il est
au contraire essentiel : il permet de passer de concepts usés,
sur lesquels les idées sont nébuleuses, à des concepts
flambant neufs, sur lesquels ne traîne aucune idée (préconçue).
Si Gödel avait été théologien, il aurait commencé
sans hésiter à discourir sur ces propriétés
positives sans rien en savoir, retombant dans le vide dialectique. Mais
étant un (théo)logicien, il décide de limiter par
avance la nature des propriétés positives, en énonçant
explicitement certaines de leurs caractéristiques, et en limitant
rigoureusement son raisonnement à l’usage de ces dernières.
Se laissant guider par l’analogie avec les nombres positifs, Gödel
convint que les propriétés positives, quoi qu’elles soient,
devaient satisfaire les quatre conditions suivantes :
1) puisque le produit de deux nombres positifs est positif, l’intersection
de deux propriétés positives, c’est-à-dire la propriété
possédée par tous les éléments qui possèdent
les deux propriétés données, est une propriété
positive. Par exemple, si « être petit » et "être
noir" sont toutes deux des propriétés positives, alors
« être petit et noir » doit aussi être une propriété
positive (axiome 1) ;
2) Puisque zéro n’est pas un nombre positif, la propriété
vide, que ne possède aucun objet, n’est pas une propriété
positive ;
3) Puisque, étant donné un nombre différent de zéro,
est positif soit ce nombre soit son opposé, alors, étant
donné une propriété non-vide, est positif soit cette
propriété soit sa complémentaire, c’est-à-dire
la propriété possédée par tous les objets
qui ne possèdent pas la première. Par exemple, si "être
petit« n’est pas une propriété positive, alors »être
non-petit" doit l’être, et réciproquement (axiome 2)
;
4) puisqu’un nombre supérieur à un nombre positif est positif,
une propriété plus grande qu’une propriété
positive, satisfaite par un nombre supérieur d’objets, est positive.
Par exemple si « être petit et noir » est une propriété
positive, alors « être petit » l’est aussi, puisque chaque
objet petit et noir est petit (axiome 5).
Nous pouvons alors
définir Dieu comme un être qui possède toutes les
propriétés positives, quoi qu’elles soient, pourvu qu’elles
satisfassent les quatre conditions précédentes (définition
1). Évitons tout malentendu : ces conditions ne déterminent
nullement la notion de propriété positive, même implicitement.
Mais ceci, loin d’être un défaut, est un avantage : le raisonnement
suivant s’appliquera à toute notion ayant ces caractéristiques.
Arrivés à ce point, nous pouvons déjà donner
une première version de l’argument de Gödel : dans un monde
fini, Dieu existe, et il est unique. Les propriétés équivalent
en fait aux ensembles d’objets tirés du monde, et si le monde est
fini, il ne peut alors exister qu’un nombre fini de propriétés
; en particulier, il n’y a qu’un nombre fini de propriétés
positives.
La première condition assure que l’intersection de deux propriétés
positives est encore positive : prenant l’intersection de deux première
propriétés positives, puis son intersection avec la troisième,
et ainsi de suite, on obtient, après un nombre fini d’étapes,
l’intersection de toutes les propriétés positives, qui est
toujours une propriété positive.
La seconde condition garantit qu’une propriété positive
n’est pas vide, c’est-à-dire qu’il existe un objet qui la possède
; tel est donc le cas de l’intersection de toutes les propriétés
positives, c’est-à-dire qu’il existe un objet qui possède
toutes ces propriétés, - c’est celui que nous avons appelé
Dieu.
La troisième condition assure que la propriété "être
Dieu" est positive et que sa complémentaire, à savoir
« ne pas être Dieu », ne l’est pas. De fait, Dieu possède
toutes les propriétés positives, mais pas celle de ne pas
être lui-même. Alors tout être qui possède toutes
les propriétés positives doit posséder celle d’"être
Dieu", et doit donc coïncider avec Dieu.
La quatrième condition n’est pas utilisée pour la démonstration
d’existence et d’unicité, mais permet de démontrer un fait
théologiquement intéressant : à savoir, que les propriétés
positives sont exactement celles possédées par Dieu. Par
définition, en effet, Dieu possède toutes les propriétés
positives. Inversement, si une propriété est possédée
par Dieu, alors cela veut dire qu’elle est plus grande que la propriété
« être Dieu », et d’après cette quatrième
condition, c’est donc bien une propriété positive.
Naturellement, l’hypothèse d’un monde fini est contingente et donc
pas particulièrement attrayante dans un raisonnement théologique.
Pour voir comment il est possible de l’éliminer, examinons de plus
près le raisonnement précédent.
La première condition impose que l’intersection de deux propriétés
positives soit positive. Procédant pas à pas, elle implique
que ce résultat vaut pour un nombre fini de propriétés
positives. L’hypothèse de finitude du monde n’a été
utilisée qu’une fois dans l’argument, pour conclure que le même
résultat vaut pour l’intersection de toutes les propriétés
positives.
Néanmoins, cette hypothèse est-elle nécessaire, ou
peut-on déduire directement le résultat de la première
condition ? Leibniz le pensait, mais il est aisé de montrer qu’il
avait tort. Il suffit de considérer un monde formé de tous
les entiers, positifs et négatifs, et de prendre pour propriétés
positives le fait d’être supérieur à un nombre positif
donné. L’intersection de deux telles propriétés est
évidemment positive, puisque être supérieur à
deux nombres équivaut à être supérieur au plus
grand des deux. Mais l’intersection de toutes ces propriétés
positives est vide, car il n’existe aucun nombre supérieur à
tous les nombres entiers positifs.
L’idée de Gödel fut de substituer à l’hypothèse
de finitude du monde celle que « être Dieu » est une propriété
positive (axiome 4). Cette hypothèse est théologiquement
plus acceptable, encore que les tenants de la théologie négative
auraient certainement à y redire, préférant peut-être
l’hypothèse inverse.
Par définition, « être Dieu » signifie avoir toutes
les propriétés positives. La nouvelle hypothèse de
Gödel n’est donc qu’une façon détournée de dire
que l’intersection de toutes les propriétés positives est
positive, et le premier pas de l’argument précédent fonctionne
maintenant par hypothèse. La suite n’utilisait pas l’hypothèse
de finitude du monde, et fonctionne donc comme avant. On a donc démontré
que si « être Dieu » est une propriété positive,
alors, Dieu existe et est unique.
Ne nous laissons pas entraîner par un enthousiasme exagéré.
D’abord, Dieu est défini comme un être possédant certaines
propriétés, mais les propriétés appartiennent
aux objets du monde : Dieu est donc une entité qui fait partie
du monde, un être immanent et non transcendant.
De plus, l’unité de Dieu n’est relative qu’à la classe de
propriétés positives considérées : chaque
classe a son Dieu unique, mais les classes sont nombreuses. Plutôt
que de Dieu, il faudrait peut-être parler d’un chef de classe.
Enfin, comme nous l’avons déjà noté, l’hypothèse
que « être Dieu » est une propriété positive
ne diffère pas tellement de l’hypothèse directe qu’il existe,
et l’implique de façon plus banale que dans la démonstration
valable dans le cas d’un monde fini. Il n’est certes pas très difficile
de démontrer un résultat en le supposant (presque) comme
hypothèse.
Dans les mains de Gödel, la preuve ontologique est donc devenue semblable
aux arguments de Berkeley, dont Hume disait qu’ils n’admettaient pas la
moindre contradiction, mais n’entraînaient pas la moindre conviction.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gödel ne la publia
pas, la réservant à sa satisfaction personnelle.
10/05 17:33 - Hermes
Bonjour La logique tétravalente est commune à quasiment toutes les traditions. Si on lui (...)
04/03 22:04 - Athéenuation IV
Bonjour, L’incomplétude de Gödel ne concerne et ne s’applique qu’aux (...)
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28/02 20:00 - le castor
28/02 12:40 - velosolex
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