Peux-on concevoir une théorie du tout ? Gödel et l’incomplétude
Considéré par son ami Albert Einstein comme le plus grand logicien depuis Aristote, Kurt Gödel (1906-1978) est surtout connu pour le théorème qui porte son nom, théorème que le grand public a pu découvrir grâce au livre « Gödel, Escher et Bach » de Douglas Hoftstader.
Ce théorème est un tournant important dans l’histoire de la logique car il montre une limite de celle-ci qui entraine derrière elle des conséquences vertigineuses. En simplifiant énormément, il dit que toute théorie non triviale, basée sur la logique et les mathématiques, est incomplète, qu’elle entraine toujours des questions sans réponses.
La logique a été longtemps une branche de la philosophie avant d’être absorbée par les mathématiques suite aux travaux, entre autre, de George Boole qui a montré qu’elle était assimilable à l’algèbre. Elle trouve ses fondements dans les travaux d’Aristote qui a posé le fameux principe du tiers exclu : une proposition ne peut être exclusivement que vraie ou fausse.
Ce principe a très rapidement été discuté à cause de l’existence des paradoxes, ces propositions comme « la proposition que j’énonce ici est fausse » : si c’est vrai alors c’est faux, et si c’est faux alors c’est vrai. La proposition se contredit elle-même, ici à cause du fait qu’elle fait référence à elle-même, provoquant une sorte d’effet Larsen intellectuel. Les propositions paradoxales furent donc considérées comme une sorte d’exception qui confirme la règle, et qu’on relégua au rang de curiosités ou de pathologies.
Mais par la suite on découvrit qu’une proposition pouvait présenter un quatrième état en plus de vrai, faux et paradoxal : elle pouvait être indécidable, c’est à dire qu’elle était comme le sexe des anges ou l’existence de Dieu, un débat sans fin dont on peut démontrer qu’il ne sera jamais tranché par la logique.
Cette découverte s’inscrit profondément dans l’histoire de l’humanité. Il faut remonter à la préhistoire, quand l’homme a commencé à domestiquer des animaux. Les bergers et éleveurs de l’époque se sont vite heurtés à un problème que raconte très bien Georges Ifrah dans son excellente Histoire Universelle des Chiffres.
Faites cette expérience de pensée : mettez vous dans la peau d’un berger de l’époque. Fermez les yeux et imaginez un mouton, puis deux, puis trois… A un moment, si vous ne vous endormez pas avant, vous aurez de plus en plus de mal à visualiser vos moutons individuellement. Pour le commun des mortels, la frontière entre les moutons et le troupeau se situe à quatre. Au delà, il faut décomposer. Le compteur intuitif dont la nature nous a doté est gradué un, deux, trois, beaucoup.
Pas facile dans ces conditions de savoir si on n’avait pas perdu un mouton en route. Il fallait trouver un procédé permettant d’en être sûr. On peut imaginer qu’un jour un berger médita sur ce problème et qu’il eu l’étincelle en regardant un tas de cailloux, blancs probablement, qui lui faisait penser à un troupeau en miniature. En prenant avec lui un caillou par mouton, il pouvait vérifier que le compte était bon. Il venait d’inventer le calcul, mot qui signifie caillou en latin. Une invention (Gödel aurait dit : une découverte) aussi importante que la roue ou l’écriture dans l’histoire de nos civilisations.
Bien des millénaires plus tard, le mathématicien Georg Cantor formalisera cela dans la théorie des cardinaux. Il utilise un procédé intellectuel semblable à celui de notre berger, cette association un à un d’objets différents, cailloux et moutons, qu’on appelle en mathématiques une bijection, pour définir la notion de cardinal : deux ensembles ont le même cardinal si il existe une bijection entre eux et ceci définit les nombres. Et Cantor mit le doigt dans un engrenage dont il n’imaginait pas les conséquences, y compris sur sa propre santé, lorsqu’il étendit cela à l’infini.
Il découvrit alors que tous les infinis ne se valaient pas. L’infini de l’arithmétique n’est pas de même magnitude que l’infini de la géométrie. On peut démontrer qu’il est impossible de numéroter les points d’une droite : il y en a trop ! Et pourtant, les nombres entiers s’étendent à l’infini, mais ce n’est pas assez : cet infini est trop discret, comme disent les mathématiciens. Cantor baptisa l’infini arithmétique « Aleph-zéro » et l’infini géométriques « Aleph-un ». De jolis noms pour des héros de manga…
On se demanda alors si il existait des infinis plus grands qu’Aleph-un. Et on en trouva… une infinité. Puis s’il y avait des infinis situés entre Aleph-zéro et Aleph-un, une sorte de Aleph-zéro-virgule-quelque-chose. Et on ne trouva… rien. Pire que ça, on démontra que cette proposition, cette hypothèse, était impossible à démontrer, pas plus que son contraire. On avait là une question qui faisait du sens dans la théorie des cardinaux, mais à laquelle on était sûr de ne pouvoir jamais répondre. La première proposition indécidable venait de faire son apparition, comme le pied de nez d’un berger d’autrefois injustement oublié.
Comment peut on démontrer que quelque chose n’est pas démontrable ? En mathématiques et pas seulement, toute théorie, que ce soit la théorie des cardinaux ou la mécanique quantique, est constituée de postulats dont on déduit des théorèmes. Un postulat est une proposition qu’on admet sans démonstration et qui est validée soit par consensus (axiomes mathématiques), soit par l’expérience (principes de physique). C’est la logique, mêlée à une bonne dose d’intuition, qui permet ensuite de déduire les théorèmes. Ceux-ci énoncent de nouvelles propositions qui ne contredisent pas les postulats de départ et les enrichissent. Pour démontrer qu’une proposition est indécidable, il « suffit » de montrer que ni elle ni son contraire ne contredisent les postulats de départ.
Gödel est parti des travaux de Boole qui assimilent la logique à une algèbre, et de la toute jeune linguistique mathématique, dans laquelle s’illustrera Noam Chomsky, pour monter que toute théorie non triviale est assimilable à la théorie de Cantor, et qu’on y retrouvait le même phénomène. Toute théorie mathématique ou physique se heurte toujours à une question qui fait sens dans cette théorie mais à laquelle on ne peut pas répondre, à moins de faire appel à une autre théorie, laquelle va à son tour entrainer des questions sans réponses et ainsi de suite.
Avec ce théorème, Gödel montre qu’il est tout simplement impossible de tout expliquer avec une théorie, ni même avec une superposition finie de théories. D’une certaine manière, il démontre l’existence des mystères. Est-ce cela qui le conduira à produire une œuvre métaphysique importante qui est abordée de manière malheureusement trop positiviste par Pierre Cassou-Noguès dans son ouvrage Les Démons de Gödel ? Œuvre qu’il n’a pas dévoilée de son vivant sinon à son ami Einstein. On chuchotait alors que ces deux là avaient réussi à démontrer l’existence du Diable, et qu’ils préféraient ne pas trop s’en vanter…
(Crédit photo : Wikipedia)
64 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON