J’avais exprimé que j’interviendrai plus longuement, je ne sais si je pourrais aller jusqu’au bout. En effet, le sujet est très intéressant tout en étant très complexe.
Tout d’abord, il me semble que dans l’expression doctrine individualiste me pose un problème en tant qu’individu. Un individu suivant une doctrine est-il lui-même ? n’y a-t-il pas la une ambiguité, voir un contresens ?
L’individualisme est à mon sens lié à l’épanouissement de l’individu. Il ne peut donc être totalement décorrélé de l’état de l’individu lui-même, de l’état du monde à un instant donné ni de l’historicité de l’individu, de toute cette histoire personnelle qui lui a permis de se construire.
Pour l’individu, il n’existe qu’une seule réalité, la sienne propre, intérieure, son être. Il me semble important de dissocier l’aspect spirituel, le libre esprit de l’aspect matériel, la forme des actions de l’individu ; distinction entre l’être et le paraître. Il en résulte que notre vision du monde est le résultat de la confrontation entre le seul espace de vérité, l’esprit de l’individu, à d’autres esprits individuels par l’intermédiaire de la communication ; c’est le principe de construction de l’individu dans l’ensemble dans lequel il gravite.
Nous écarterons l’hypothèse de la construction de l’être isolément de l’ensemble. L’exemple de l’enfant sauvage, les études sur l’autisme par exemple mettent en évidence un non développement du soi ; voir une liquéfaction.
Par ailleurs la psychanalyse, et plus particulièrement Lacan, a mis en évidence que si nous croyons souvent que l’individu prend conscience des autres par analogie avec son soi, c’est l’inverse qui est vrai. C’est parce que l’individu prend conscience de l’autre qu’il prend conscience de sa différence, de sa personnalité. L’individu ne peut être que comme l’autre de l’autre. Hegel va dans le même sens ; c’est parce que je vois l’autre comme autre c’est à dire comme différent que je prends conscience par différence de moi. Il montre aussi qu’être soi-même suppose la reconnaissance d’autrui (voir la dialectique du maître et de l’esclave est dans La phénoménologie de l’esprit).
Il ne faut pas être seul pour être soi, dans la solitude nous n’existons pas. Appartenir à l’humanité, c’est être cet animal politique (social) qui se constitue dans et par les autres. Mais l’existence sociale engendre le conformisme et n’est donc que la condition nécessaire mais non suffisante pour être soi-même. On peut se demander s’il existe quelqu’un de véritablement lui-même. Ce qui apparaît, c’est surtout notre opacité à nous-mêmes comme l’ont montré la psychanalyse ou la sociologie. La conscience est le lieu d’illusions : illusion de l’indépendance, illusion de l’autosuffisance, illusion d’avoir un être. La conscience est changement, mobilité, dissimulation. Puis-je, dans ce contexte, savoir qui je suis ?
Dans notre relation avec les autres, nous devons aborder la communication qui pose le principe double de l’interprétation ; l’individu qui s’exprime construisant un message approximatif sur les bases de son être, celui avec qui il communique devra l’interpréter en fonction de son esprit propre. De la fragilité de ce travail d’interprétation résulte une incommunicabilité fondamentale entre les hommes (thème exploité par exemple par Albert Camus).
D’autre part, en référence aux travaux de Sfez, Habermas, Apel, ... nous constatons une déviation du principe de communication ; principe somme toute naturel en l’homme depuis la nuit des temps. Comme le souligne Sfez : On ne parlait pas de communication dans l’Athènes démocratique, car la communication était au principe même de la société. Un citoyen grec ne doutait pas des vertus du langage et de la discussion, mais à ses yeux une idée de ce genre, une société de communication, n’aurait pas représenté beaucoup plus qu’une tautologie sans intérêt. Or le modernisme est à l’heure du tout communication ; comme le souligne Habermas : La communication devient la Voix unique, qui seule peut unifier un univers ayant perdu en route tout autre référent. Communiquons. Communiquons par les instruments qui ont, précisément, affaibli la communication. Voilà le paradoxe où nous sommes jetés
Il semble que nous ayaons une double problématique. La première est levée par Habermas, soulignant que l’autonomie des sphères de rationalité issues de la modernité (celles de la science moderne, du droit positif, des éthiques profanes et de l’art devenu autonome) ne réclame ni fondation ni justification. Mais elle pose des problèmes de médiation que les grâces bénies de la science et de la technique ne permettent certainement pas de résoudre à elles seules. Et que la philosophie moderne a déserté le champ de l’explication. L’autre est levée par Revel : Dans notre tradition philosophique, telle que l’imposent les quelques milliers d’ouvrages qui la contiennent matériellement, une inversion de sens a donc fait que les philosophes ne nous invitent plus à comprendre que leur propre système. Or, un système philosophique n’est pas fait pour être compris : il est fait pour faire comprendre ; la phisophie sortant du champ explicatif du monde.
On construit aujourd’hui les individus sur la matière, sur les bases utopiques de la transposition des universaux de la pensée en universaux de l’action. Le résultat, nous le constatons aujourd’hui, dans une société qui ne sait plus communiquer avec elle-même, dont la cohésion est contestée, dont les valeurs se délitent, que des symboles trop usés ne parviennent plus à unifier.