Impasses de l’individualisme moderne (1)
Cet article est une réflexion sur l’individualisme moderne que l’on retrouve à la fois chez les libéraux et chez les partisans d’une intervention étatique.
Un des enjeux majeurs actuels de nos sociétés modernes est de réapprendre à vivre ensemble et de trouver comment recréer un lien social dans une société individualiste dans laquelle la seule valeur commune est la poursuite du bonheur individuel (pour ne pas dire des intérêts égoïstes).
Cette problématique s’exprime de manière sensible dans le domaine de la politique, avec la dichotomie libéralisme/interventionnisme (incarnée dans divers courants allant du communisme à la social-démocratie) : comment lutter contre l’indifférence, l’égoïsme, le chacun-pour-soi ? Jusqu’à maintenant, les solutions proposées se bornent soit à ne rien faire (libéralisme), soit à remplacer l’absence de solidarité individuelle par des interventions étatiques, quand les mécanismes du marché ou la bonne volonté des individus ne suffisent plus. Cependant, cette intervention d’une entité supra individuelle peine à faire consensus, car elle est en contradiction avec l’idéologie de base que nous partageons tous, l’idéologie individualiste, et surtout ne va pas assez loin car elle ne la remet pas fondamentalement en cause.
Je voudrais insister sur trois points, constituant autant d’étapes de mon raisonnement :
1°) nous partageons tous la même idéologie, l’individualisme, que nous soyons politiquement pour le libéralisme ou pour l’interventionnisme d’Etat.
2°) Les revendications pour une redistribution des richesses, pour une intervention de l’Etat, bref pour plus de justice sociale sont en contradiction avec cette idéologie.
3°) Les défenseurs de ces mesures doivent changer de paradigme idéologique (qui reste à définir) pour pouvoir les faire accepter, même si cela doit demander des concessions importantes (remise en cause de l’individualisme et de ses deux composantes, libérale et égalitaire).
Je ne traiterai dans cet article que le premier point.
Tout d’abord, il me faut brièvement caractériser ce que j’entends par « idéologie individualiste ». Il s’agit de la conception de la société comme un collection d’individus, libres et égaux, telle que reprise dans les différentes déclarations des droits de l’homme. Dans cette conception, c’est l’individu qui est premier, et non la société ou le groupe social dans lequel il évolue. Cette définition paraît s’imposer tant nous en sommes imprégnés, mais il faut la comparer à d’autres conceptions différentes de la nôtre, pour bien percevoir sa singularité, issues d’autres cultures. Ainsi, dans la société traditionnelle africaine, par exemple, "culturellement, le moi, n’existe pas (...), ce qui existe, c’est le nous : les parents, le clan, la famille" (Mamadou Sissoko, leader paysan sénégalais). Dans cet autre paradigme, l’individu empirique n’est ni libre, ni égal aux autres ; il suit les traditions et il s’insère dans une hiérarchie sociale stricte, d’ailleurs il n’existe que comme partie d’un tout.
En fait, comme l’ont montré de nombreux auteurs (Karl Polanyi pour l’économie, Bruno Latour et Louis Dumont pour les sciences sociales), cette idéologie moderne est plutôt une exception dans l’histoire de l’humanité qu’une règle générale, comme notre sociocentrisme pourrait nous le faire croire. Le fait qu’il y ait d’abord des individus (des citoyens, etc.) et non pas des jeunes/des vieux, des hommes/des femmes, des nobles/des roturiers, des membres de tel ou tel lignage/clan/ethnie, toutes catégories ayant des statuts et des droits/devoirs différents, est une spécificité de l’idéologie moderne, qui a commencé à se répandre en Europe au XVIIIe siècle. Il faut bien préciser que ce ne sont pas les différences sociales précitées qui ont disparu, mais qu’a commencé à s’imposer, de manière plus ou moins complète, une vision de la société, non plus comme diversité hiérarchisée, mais comme collection d’individus égaux, et surtout sans lien entre eux.
Par conséquent, toute la difficulté pour l’esprit moderne est d’arriver à penser le lien social, et plus généralement, les sociétés empiriques, avec leur diversité et leurs hiérarchies, qui ne se conforment pas à l’idéal-type de la collection d’individus identiques et sans lien entre eux. Cette difficulté se retrouve clairement chez Rousseau, qui tente en vain, dans son Contrat social, après avoir atomisé la société en une collection de citoyens, d’en dégager une volonté générale. Cette conception bute également sur la famille (même nucléaire), car elle introduit une certaine dose de hiérarchie au sein du groupe d’individus égaux qu’elle devrait être dans l’idéal. A ce sujet, le modèle le plus conforme à cette idéologie est, paradoxalement, celui qui est présenté dans la République de Platon : les enfants sont retirés à leur parents biologiques pour être éduqués par une institution ad hoc.
A présent, après avoir défini l’idéologie individualiste comme conception de la société comme collection d’individus identiques et sans lien entre eux, essayons de montrer que cette idéologie est commune à des adversaires politiques aussi antagoniques que les libéraux et ceux que j’ai nommés les interventionnistes.
Pour les libéraux, cela ne pose pas trop de problèmes, étant donné que ce sont ceux qui sont le plus en phase avec l’idéologie individualiste. Pour eux, nous sommes tous des individus (homo economicus) qui effectuons des choix rationnels afin de satisfaire au mieux nos besoins individuels. Tout ce qui entrave la poursuite de cet objectif par l’individu doit être, dans la mesure du possible, supprimé (« D’accord, il faut bien un Etat et des règles de vie commune, parce qu’on ne peut s’en passer, mais de grâce, qu’ils soient réduits au minimum »). L’adhésion des libéraux à l’idéologie individualiste apparaît donc bien ici. Pour ce qui est de sa dimension égalitariste, c’est moins évident à première vue, mais elle n’est pas remise en cause en théorie. Aucun d’entre eux ne conteste officiellement que tous les individus soient égaux. D’ailleurs, ils s’abritent parfois derrière l’égalitarisme, quand par exemple ils contestent le principe de progressivité des impôts. « Au nom de quoi devrions-nous payer une part plus grande de nos revenus ? »
Pour le courant interventionniste, représenté par un ensemble allant des communistes aux sociaux-démocrates, c’est la dimension égalitariste qui est évidente et apparemment, l’individualisme est critiqué : défense d’une société solidaire, de la redistribution des richesses... En fait, c’est le comportement individualiste (ne pas penser aux autres) qui est critiqué, et non pas la conception de la société telle que nous l’avons définie. Le paradigme global n’est donc finalement pas remis en question. L’objectif final est toujours le bonheur des individus ; il faut les libérer de toute oppression, qu’elle soit capitaliste (extrême gauche) ou issue des normes et préjugés sociaux comme les discriminations (gauche soixante-huitarde). La société n’est pas conçue comme un tout organisé avec des solidarités obligatoires (comme c’est le cas dans les sociétés traditionnelles). Sur quoi fonder alors la solidarité tant demandée ? Sur la pitié, l’humanité ? Uniquement sur le bon vouloir des individus, dont le libre arbitre doit être respecté ? Ce moteur est insuffisant pour fonder un système équitable de redistribution. Il faut donc que l’Etat, sorte de deus ex machina, vienne corriger les inégalités produites dans la société et qui heurtent tellement notre sensibilité. Cependant, cette intervention reste perçue comme un pis-aller, elle manque de légitimité à nos yeux parce que, selon la vision individualiste de la société, il n’y a que les individus. Récuser l’idéologie individualiste, cela implique d’aller plus loin, de remettre en question certains concepts de base qui sont au cœur de cette vision du monde : la propriété privée (car le groupe est au-dessus de l’individu), le libre arbitre (tu dois agir comme le prescrit le groupe, la tradition) et l’égalité des individus (l’individu comme tel n’existe pas, il n’existe que des catégories sociales hiérarchisées). On voit bien que personne ne va aussi loin. Mêmes les communistes n’en sont plus là !
Il apparaît donc bien qu’au-delà divergences politiciennes, libéraux et interventionnistes partagent au fond la même vision du monde, caractéristique des sociétés occidentales depuis les XVIIIè-XIXè siècles, dans laquelle la société n’est plus une diversité de catégories sociales (clans, ordre...) hiérarchisée, mais une collection d’individus, libres et égaux et sans lien entre eux.
Je m’arrête là pour l’instant, pour lancer la discussion sur ces premières affirmations, avant de développer les contradictions entre l’interventionnisme supra individuel et notre idéologie, ainsi que les leçons à en tirer.
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