M.Bruxman,
Vous disiez « Je peux vous présenter plein de financiers qui accommodent très bien de l’innovation et même investissent dedans »
Faudrait, oui, ne serait-ce que pour me convaincre. Car faut croire qu’ils ne faisaient pas partie des actionnaires des sociétés ou j’ai travaillé, ni des actionnaires des sociétés ou ont travaillé les gens que je connais dans le milieu des technologies.
Par contre j’ai pu voir des chefs de projets, des directeurs mettre une grosse pression, exiger un rendement immédiat, ne se soucier que de la prod, préférer celui qui bâcle son code et enfume le client à celui qui prend le temps d’écrire un code souple et évolutif, et considérer plus ou moins ouvertement la R&D comme de « l’enculage de mouches » ou pire, du parasitisme. Exactement comme les supérieurs de Bézier chez Renault.
Bien sûr, dans leur com’, ces directeurs aiment à se gargariser de mots comme « créativité », « innovation » (avec en prime cette mode débile qui consiste à l’écrire en anglais). Mais en interne, ce serait plutôt : « pissez vos lignes les grouillots et fermez là, ça doit être fini pour hier, les investisseurs veulent 10% de marge ». Alors c’est sûr, c’est dit plus finement, avec la langue de bois du « management » moderne, mais c’est bien ce que ça veut dire.
Et je vous prie de croire que ce n’est pas du tout propice à l’innovation et à la créativité : ça la décourage carrément. Ca incite plutôt à rester dans des méthodes éprouvées qui permettent de parvenir rapidement à un résultat présentable (enfin, présentable pour le client qui aura le plaisir de faire le bêta-testeur et de nous faire travailler en maintenance, moyennant finances, mais on s’en fout c’est contractuel, il a signé, il n’avait qu’à bien lire son contrat). Ca incite à ne surtout pas prendre le risque d’innover pour à l’arrivée se faire pourrir parce qu’on a pas tenu les délais délirants promis par le marchand de tapis qui sert de commercial.
Dans un environnement pareil, celui qui est créatif, inventif et motivé par l’innovation apprend très vite à mettre un voile pudique sur ces qualités quand il en a marre de se prendre des reproches, voire d’être contraint de changer régulièrement d’employeur (ou de mission). Alors le génie créatif s’efface pour laisser place au petit élément productif qui pisse ses lignes gratte ses dossiers de spec 8h par jour, en se disant que son salaire est pas si inconfortable au regard de la moyenne nationale (ce qui est vrai, même si son employeur se taille une part que n’oserait pas prendre un maquereau sur sa presta !), et surtout en espérant que la prochaine mission ne sera pas à perpète les oies, ou qu’il ne sera pas de la prochaine charrette. Et encore on a vraiment pas à se plaindre, en Inde, d’après les dires d’un collègue de retour de chez un sous-traitant, c’est « Les Temps Modernes » appliqué à l’économie de la connaissance : un grand hangar avec des centaines de programmeurs alignés en rang devant leur ordi assis sur des chaises en bois, avec un « chef de projet » (ou plutôt un genre de contremaître) par rangée qui fait les 100 pas dans sa rangée et engueule ceux qui s’arrêtent de taper sur leur clavier. Bonjour l’ambiance créative...
Voilà la réalité de l’économie de la connaissance lorsqu’elle est capitaliste, ce qui me semble être un frein à son développement. Essayez de vous procurer « 35h, c’est déjà trop (titre original Office Space) » ça montre bien l’univers des nouvelles technologies (désolé, c’est pas sous-titré, mais j’ai cru entrevoir que vous étiez à l’aise en angliche). Le film aurait pu être tourné aujourd’hui dans n’importe quelle « technopôle » française sans changer grand chose. Ca rejoint ce que vous dites sur les SSII, et le problème est qu’elles sont pour beaucoup l’incarnation de cette économie de la connaissance. La plupart des gens qui travaillent dans les nouvelles technos sont dans les SSII (et pas que les débutants, loin de là). Les grandes boîtes ne recrutent plus dans les métiers de cette économie de la connaissance, elles demandent aux SSII de leur envoyer des gens. Ce qui fait que leurs méthodes de fonctionnement ont tendance à se propager dans le secteur
Autre chose m’amène à penser que le capitalisme et l’exigence de haut-rendement sont des freins à l’innovation, surtout radicale : une sorte d’« effet Bubka » qui touche les entreprises innovantes. Vous vous rappelez Serguei Bubka, le recordman perchiste ? Alors que le record devait être à 5m90, il arrivait à faire 6m15 à l’entraînement. Comme il touchait une prime pour chaque record battu, au lieu de faire direct 6m15, il a battu les records cm par cm, et touché ainsi 25 fois la prime de record. Pareillement, une entreprise qui aurait trouvé plusieurs innovations radicales est incitée à les sortir progressivement, pour bénéficier à chaque fois de l’effet « nouveauté » auprès de la clientèle, au lieu de n’en bénéficier qu’une fois si elle sort tout d’un coup.
Le capitalisme favorise les arrivistes au dents qui rayent le parquet, les marchands de tapis, les enfumeurs, les lèche-boules, mais certainement pas les gens créatifs et innovateurs. Tout au plus consent-il à mettre en valeur leurs inventions lorsqu’elles sont reprises par des gens au profil « favorisé », comme B.G. ou feu S.J.
Alors si vous me dites que ça va s’écrouler, ce serait souhaitable, et pour les nouvelles technos ce serait le schéma du Krach des jeux vidéos apparemment provoqué par la priorité donnée au rendement sur la créativité. A grade échelle, ça va faire mal...