Voici le texte écrit par Maria Alekhina une des
Pussy Riot, lu à son procès par son avocate. (Repiqué des Inrocks)
"Ce procès est exemplaire. Le pouvoir en rougira, et pas qu’une fois, et il
en aura honte. Chacune de ses étapes est la quintessence de l’arbitraire.
Comment notre démarche, à l’origine une action modeste et plutôt farfelue,
s’est-elle muée en cet immense malheur ? Il est évident que, dans une société
saine, ce serait impossible. La Russie, en tant qu’Etat, apparaît depuis
longtemps comme un organisme rongé par la maladie. Et cet organisme réagit de
manière maladive dès qu’on effleure l’un de ses abcès purulents. D’abord il passe
longuement cette maladie sous silence. Ensuite, il trouve une solution en
dialoguant. Et voici ce qu’il appelle un dialogue. Ce tribunal n’est pas
simplement une mascarade grotesque et cruelle, il est le « visage » du dialogue
tel qu’il se pratique dans notre pays. Au niveau social, pour aborder un
problème par le dialogue, il faut une situation – une motivation. Ce qui est
intéressant, c’est que notre situation a été, dès l’origine, dépersonnalisée.
Parce que, lorsque nous parlons de Poutine, ce n’est pas Vladimir
Vladimirovitch Poutine que nous avons en vue ; c’est Poutine en tant que
système créé par lui-même, cette verticale du pouvoir où pratiquement toute la
gestion s’effectue à la main.
Et cette verticale ne prend pas en compte, ne prend absolument pas en
compte, l’opinion des masses. Et, c’est ce qui m’inquiète le plus, l’opinion
des jeunes générations. Et cela dans tous les domaines.
Dans ce dernier mot, je veux dire ma propre expérience, ma propre
confrontation avec ce système. L’éducation, là où commence la formation de la
personne sociale, ignore ce qui constitue cette personne. Mépris de l’individu,
mépris de l’éducation culturelle, philosophique, mépris des connaissances
élémentaires qui font une société civile. Officiellement, toutes ces matières
sont au programme. Mais elles sont enseignées sur le modèle soviétique.
Résultat : la marginalisation de la culture dans l’esprit de chaque individu,
la marginalisation de la réflexion philosophique, et le sexisme érigé en
stéréotype. L’homme-citoyen est un idéal balancé au fond du placard.
Toutes les institutions en charge aujourd’hui de l’éducation s’efforcent
avant tout d’inculquer aux enfants les principes d’une existence automatique.
Sans tenir compte de leur âge et des questions propres à cet âge. Elles
inoculent la cruauté et le rejet de toute idée non conformiste. Dès l’enfance,
l’homme doit oublier sa liberté.
J’ai une certaine expérience de l’hôpital de jour psychiatrique pour les
mineurs. Je peux affirmer que tout adolescent qui, de manière plus ou moins
active, fait preuve d’anticonformisme peut être aussitôt interné. Dans ces
établissements échouent nombre d’enfants qui viennent d’orphelinats. Oui, dans
notre pays, il est normal de placer en hôpital psychiatrique un enfant qui a
voulu fuir l’orphelinat. Et de lui administrer des tranquillisants comme
l’aminazine, qui était utilisée dans les années 70 pour mater les dissidents
soviétiques.
Dans ces établissements, c’est la répression qui est privilégiée et non
l’accompagnement psychologique. Le système est basé exclusivement sur la peur
et sur la soumission inconditionnelle. Ces enfants deviennent inévitablement
des enfants cruels. Beaucoup d’entre eux sont illettrés. Et personne ne fait
quoi que ce soit pour y remédier. Bien au contraire. Tout est fait pour briser,
tout est fait pour étouffer la moindre aspiration, le moindre désir de
progresser. Ici, l’être humain doit se fermer et perdre toute confiance dans le
monde.
Voilà ce que je veux dire : une telle conception de l’homme interdit la prise
de conscience des libertés individuelles, y compris religieuses, et cela touche
toute la population. La conséquence de ce processus, c’est la résignation
ontologique, c’est-à-dire la résignation ontique socialisée. Ce passage, ou
plutôt cette fracture, est remarquable en ceci que, si on l’examine dans un
contexte chrétien, on s’aperçoit que les significations et les symboles se
substituent en significations et en symboles exactement inverses. Ainsi,
aujourd’hui, la résignation, qui est l’une des catégories essentielles du
christianisme, est entendue ontologiquement non plus comme moyen de purifier,
d’affermir et de conduire à la libération définitive de l’homme mais, au
contraire, comme moyen de l’asservir. On peut dire, en citant Nikolai Berdiaiev
: « L’ontologie de la résignation — c’est l’ontologie des esclaves de Dieu,
non des enfants de Dieu. »