Ça va peut-être vous surprendre, mais je ne suis pas à plaindre. Je vis dans des conditions assez confortables, pas luxueuses et avec quand même la peur du lendemain, mais je ne manque de rien qui me soit essentiel. Je ne suis pas un pauvre qui envierait les riches. Je n’ai pas non plus l’obsession de devenir riche. Je suis juste quelqu’un d’ordinaire gagnant certes peu mais assez pour subvenir à mes besoins, même si parfois ça implique de faire des sacrifices — c’est normal et tant que ça ne me tue pas, c’est acceptable. On peut s’indigner des écarts entre ceux qui se gavent et ceux qui survivent sans pour autant faire partie de la seconde catégorie.
Puisque j’en suis à vous raconter ma vie, je suis aussi musicien. Je possède une vieille gratte acoustique qui me suit depuis une dizaine d’années, et au-delà de la simple question « culturelle », c’est bon de se lâcher un peu avec quelquefois. Ça défoule et ça libère l’instinct créateur. J’ai donc l’instrument mais n’ai jamais pris de cours, mes parents n’ayant guère d’argent à mettre là-dedans. Un cousin gratteux m’a juste expliqué les bases, accords, arpèges, barrés..., le reste c’est en faisant marcher ma tête et mes mains que je l’ai appris. Je ne suis pas un virtuose mais j’ai plaisir à reprendre aujourd’hui n’importe quel morceau « à ma sauce », plaisir à composer, plaisir à me dire aussi que ce rapport à l’instrument m’est très personnel. Sans être dérisoire pour autant, sous prétexte que je n’aurais pas payé pour apprendre.
Ce qui choque dans cette histoire, c’est la somme évoquée : 300€, c’est quand même pas des cacahuètes. On peut s’adonner aux loisirs culturels sans y mettre tant d’argent, surtout quand on n’a soi-disant pas les moyens. Les livres c’est pareil : leur prix a bien augmenté depuis l’époque où ils sortaient les classiques à 10F, le choix s’est aussi réduit de façon dramatique (peux pas m’empêcher de penser à Huxley et Orwell quand je vois les traces du passé disparaître des rayons), mais on peut s’offrir pas mal de nourriture « spirituelle » pour moins que ça. Entre acheter quelques livres et réclamer 300€ d’aide pour des cours, il y a un monde d’écart : celui qui sépare les vrais pauvres des bourgeois n’acceptant pas la chute.
Je suis un idéaliste comme vous, Bracam ; et comme vous je souffre de perdre tant d’illusions. J’aimerais que chacun puisse faire ce qu’il aime et je pense même que c’est possible (dans les limites du raisonnable), malheureusement le monde ne l’entend pas de cette oreille. L’individualisme y règne en maître, il est l’ennemi de la dignité. Je crois aux vertus de l’éducation et considère l’enseignement d’abord comme une forme de partage ; mais cette manière d’en réserver le meilleur à une élite, accrochée à ses privilèges comme une moule à son rocher, pendant que d’autres crèvent de faim, de froid, ou des deux..., me semble injuste et anormal et me révolte. La dignité, c’est d’abord un toit et de la bouffe pour tous : que ce soit fait et le cheval me choquera déjà moins.
Nous avons tous une place en ce monde, soyez-en sûr.
Mais il faut la défendre.