Lord Franz
Je comprends fort bien votre raisonnement. Lorsque je faisais l’hypothèse du regard divin ou du je-m’en-foutisme, ce n’était évidemment pas un jugement sur votre point de vue, mais plutôt une manière de provocation.
Il est de fait que depuis l’époque classique, il ne s’est rien édifié qui ressemble aux pyramides, à la grande muraille, aux cathédrales gothiques ou à Versailles, et les grands empires se sont plutôt défaits, dans le dernier siècle. Toutes ces constructions emblématiques visaient à une utilité politique, à des célébrations métaphysique ou à la « gloire ». Tout cela sans grande utilité au plan du terre-à-terre, mais producteur tout de même de ces systèmes de signes signes qui ont été constitutifs des grandes civilisations. Les grands desseins collectifs organisés par le politique ont aujourd’hui complètement disparu, et la seule préoccupation du parti actuellement au pouvoir en France, c’est donc de servir la soupe qui convient aux petites cuisines particulières et au conformisme provisoire d’un groupe d’électeur. Tantôt l’un, tantôt l’autre.
Mais je ne suis pas aussi sûr que vous qu’on puisse dire qu’un ancien ordre pyramidal des choses, autrefois organisé par le politique et le religieux, serait en train de se défaire, dans une espèce d’atomisation entropique des sociétés. Les grandes constructions théoriques de la physique ou d’une génétique bientôt articulée à la cybernétique, tout cela forme un ensemble infiniment plus cohérent et plus puissant que les productions les plus spectaculaires des anciennes civilisations. La techno-science domine déjà complètement le monde et je ne vois pas que le processus puisse ralentir ou s’inverser ; c’est là que les véritables progrès apparaissent continument, et d’une manière tout à fait inévitable - loin de moi l’idée tout à fait obscurantiste qu’il conviendrait de les éviter, bien évidemment. Mais ce qu’il y a de nouveau, c’est que l’immense majorité de la population n’y comprend rien, des écologistes qui s’en effraient et voudraient retourner à la taille du silex (sans toutefois épuiser les gisements !) aux allumés qui se précipitent sur le dernier gadget inutile d’Apple avec la dévotion des chrétiens qui, à la fin du moyen-âge, couraient baiser la moindre relique. Je pense que les Chinois de la dynastie des Han comprenaient immédiatement la grande muraille, et les hommes du moyen-âge leurs cathédrales, mais nos contemporains ne voient de la science que ses conséquences techniques, par rapport auxquelles leurs réactions vont de la fascination magiques à une peur tout aussi irrationnelle. Pourtant, l’édifice scientifique existe bel et bien, il est même de plus en plus cohérent et de plus en plus collectif. On pourrait même inverser à ce propos votre schéma : la figure du savant solitaire dans son petit laboratoire, qu’il s’agisse de Pasteur ou de Marie Curie, a fait son temps. Si on parvient enfin demain à une théorie de grande unification de la physique, il ne me semble pas qu’un seul individu pourra jamais s’en prévaloir, comme Einstein de la relativité. Le découvreur en sera nécessairement un « nous ». J’ai donc l’impression que deux mondes vont de plus en plus coexister, mais séparés par une muraille d’opacité, un peu comme les deux cités d’Augustin. Cette nouvelle civilisation s’accommode au fond déjà très bien d’une nouvelle barbarie, mais aucun limes ne l’en sépare plus désormais.