Avec Thomas Lepeltier, la philosophie s’intéresse de nouveau au végétarisme et à la condition animale, des sujets qu’elle avait eu tendance à délaisser.
Historien et philosophe des sciences, Thomas Lepeltier est l’auteur d’un article remarqué, « Faut-il encore manger de la viande ? », paru ce mois-ci dans Sciences Humaines.Impressionné par son passage dans l’émission La Tête au Carré, sur France Inter, je lui ai demandé de philosopher avec nous. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Thomas Lepeltier : Je suis un chercheur indépendant en histoire et en philosophie des sciences. J’ai été amené au végétarisme puis au végétalisme assez récemment suite à différentes lectures, notamment Un Eternel Treblinka, de Charles Patterson, paru chez Calmann-Lévy en 2008. Poursuivant mes lectures sur l’éthique animale, je me suis rendu compte que le végétalisme était la seule position cohérente en ce qui concerne notre relation avec les animaux.
Quels rapports le végétarisme entretient-il avec la philosophie ?
T.L : Notre rapport aux animaux a été très peu ou très mal pensé par les philosophes. À quelques exceptions près, il faut attendre la seconde moitié du vingtième siècle pour voir des philosophes essayer de définir une position cohérente vis-à-vis des animaux. Tristement, cette réflexion, qui relève de l’éthique animale, est absente en France.
Et Descartes ? A-t-il vraiment une responsabilité dans l’image que nous nous faisons des animaux ?
T.L : Descartes a bien sûr joué un rôle important dans le déni de la sensibilité des animaux, mais il ne faudrait pas l’accuser de tous les maux. La cruauté envers les animaux est constitutive de notre civilisation. Si Descartes n’avait pas existé, je pense, hélas, que leur condition serait similaire.
Vous dénoncez la schizophrénie consistant à choyer, voire à protéger légalement certains animaux, et l’extrême cruauté des abattoirs. Jusqu’où ira cette contradiction ?
T.L : Elle ne pourra pas s’éterniser. Depuis de le dix-neuvième siècle, le malaise face à la souffrance des animaux va croissant. Il y a de plus en plus de lois protectrices des animaux et, à différents niveaux de la société, le bien-être des animaux est mieux pris en compte. En même temps, jamais la condition des animaux de rente n’a été aussi abominable. Ce paradoxe n’est possible que parce qu’on ne voit pas dans quelles conditions effroyables ils sont élevés et abattus. Je dirais même que l’on fait tout pour ne pas le voir. Mais je ne pense pas que cela puisse continuer longtemps. Viendra un jour où nous devrons nous mettre en accord avec nous-mêmes.
Etes-vous optimiste quant à l’essor du végétarisme ?
T. L : Oui. Les carnivores ne veulent pas savoir ce qui se passe dans les élevages et les abattoirs, une véritable hypocrisie de leur part. « Ne me parlez pas de vos histoires d’abattoirs, répètent-ils, vous allez gâcher mon repas ! ». La première chose à faire est donc d’informer. Il faut forcer la société à regarder ce qui se fait en son nom dans les élevages et les abattoirs. Ensuite, il faut agir au niveau législatif, faire pression sur les hommes et les femmes politiques pour qu’ils adoptent un système législatif cohérent. Enfin, il faut montrer que l’on peut très bien manger et très bien vivre en étant végétalien. Le végétalisme souffre en effet d’une mauvaise image, propagée par des carnivores de mauvaise foi. Votre blog joue ce rôle, très important.
Que vous inspire la notion de végétarisme éthique et cette éthique ne se heurte-t-elle pas, en dernière analyse, à la loi du marché ?
T.L : Un végétarien éthique est une personne qui refuse que l’on fasse souffrir des animaux sans nécessité, juste pour son plaisir. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Quant au marché, il peut certes poser des problèmes éthiques, je le reconnais. Mais je ne considère pas que le marché soit la cause première de l’exploitation des animaux. L’esclavage n’a plus sa place dans notre société moderne depuis qu’il a été aboli, sans que les principes de l’économie aient dû être modifiés pour autant. Pourquoi la consommation de produits d’origine animale ne pourrait-elle pas, elle aussi, être abolie dans le cadre d’une économie de marché ?
Que diriez-vous à un carnivore pour le convaincre d’adopter une diète végétarienne ?
T. L : Je poserais une question toute simple : acceptez-vous que l’on fasse souffrir des animaux juste pour votre plaisir ? Si la personne répond « oui » et continue à manger de la viande, je lui dirais que, pour être cohérente, il faudrait qu’elle soit favorable à la suppression des lois anti-cruauté. J’avoue que je n’ai encore rencontré de personne qui se revendique de cette cruelle cohérence. Si la personne répond sincèrement « non », je lui dirais alors qu’il faut qu’elle devienne végétalienne, ou du moins quasi-végétalienne, afin d’être cohérente avec elle-même puisque la nourriture d’origine animale repose, presque toujours, sur une cruauté non nécessaire et souvent effroyable.
Considérez-vous votre article dans Sciences Humaines comme militant ?
T.L : Non, un militant de la cause animale est une personne qui entreprend des actions en faveur de cette cause. Un article militant inviterait donc les lecteurs à agir, ce qui est une très bonne chose mais n’était pas mon propos. Je n’ai fait que décrire une situation et développer une argumentation logique. Si mon article donne l’impression à de nombreux lecteurs qu’il est militant, c’est probablement qu’ils ressentent que la situation décrite et les arguments présentés appellent d’eux-mêmes un changement d’attitude en faveur du végétarisme. Mais ce n’est pas l’article qui le demande explicitement. Cette conclusion doit s’imposer d’elle-même au lecteur. Développer une argumentation rationnelle n’est pas faire du militantisme.