A l’auteur,
Article qui donne à réfléchir mais qui me semble reposer sur certaines erreurs.
Que le progrès technique rende le travail plus facile et même réduise le temps qui y est nécessaire, certes, mais cela n’empêche pas qu’il y ait alors d’autres choses à faire ailleurs.
Mais pour commencer, l’aspiration fondamentale de l’être humain n’est pas de se reposer de ne rien avoir fait. Depuis qu’il a conscience d’être mortel, il cherche ce qu’il pourra bien faire pendant qu’il est vivant pour donner un sens à son existence limitée. Pascal l’avait bien vu : les hommes ne supportent pas de rester tranquilles chez eux, cela leur rappelle trop qu’ils sont mortels. Alors ils cherchent à se divertir de l’idée de ce vide infini qui les attend. Le travail fait partie de ces divertissements. Alors qu’avec notre intelligence, nous aurions pu en effet satisfaire nos besoins depuis le néolithique par une tranquille activité d’une ou deux heures par jour et nous reposer le reste du temps, nous cherchons l’aventure, l’échange, l’augmentation indéfinie de notre puissance.
Mais encore, si on ne croit pas comme Pascal que le vrai sens de l’existence se situe après la mort, alors ce que nous faisons pour « nous occuper » en attendant la mort est plus qu’un divertissement, c’est le seul moyen que nous avons de donner sens à notre existence. D’où aussi ce besoin de reconnaissance sociale qui nous tient tellement au corps : si personne ne perçoit ce que je fais pour qu’être humain signifie autre chose qu’être né pour mourir, alors cela devient très difficile d’y trouver du sens. Marx lui-même considérait que le travail était ce qui constitue la dignité humaine : tandis que l’araignée ou le castor produisent de façon instinctive les instruments de leur subsistance, l’homme part d’un projet, qui est bien souvent un rêve, et en concrétisant ce projet avec toutes les difficultés que cela représente, il se réconcilie avec le monde, il n’est plus une conscience hors de la vie mais dans la vie. Mais bien sûr ce type de travail, qui est par exemple celui de Marx en écrivant le Capital n’est pas le travail exploité et deshumanisant, tel qu’il devient avec l’avènement du capitalisme.
C’est aussi par l’échange que nous nous épanouissons en tant qu’être sociaux, non ? Comment avoir quelque chose à échanger si tout le monde vit dans le loisir ? Echanger, c’est avoir en surplus un bien que je cède à un autre contre un autre bien qui me manque ou me fait envie. Sans même parler de biens matériels, quel intérêt y aura-t-il à échanger des biens intellectuels si on n’a pas travaillé à les acquérir ? Si on n’y a pas travaillé, ils sont déjà accessibles à tous sans effort. Personne ne pourra donc s’intéresser à ce que je pourrais apporter si je n’y ai pas travaillé.
Ensuite, il me paraît inexact de dire que le progrès technique fait disparaître la nécessité de travailler. Fait disparaître les tâches répétitives et mécaniques oui, mais par définition, il ne peut faire disparaître tout ce qui relève de la création en général et tout ce qui concerne le charme du « fait à la main » : quand bien même j’aurais un robot pour faire mes tartes aux pommes, je préfèrerai encore celles qui sont faites à la main. Dans une société idéale (dans laquelle toutefois l’homme reste mortel et vieillissant), il n’y a pas disparition du travail, en tant que concrétisation par l’homme du désir humain, mais disparition du travail forcé, exploité et aliéné c’est-à-dire disparition des classes sociales, domination de l’homme par l’homme.
En attendant, et si on veut faire passer le bien humain avant le profit monétaire à tout prix, il y a des tas de choses à faire qui relèvent bel et bien du travail mais non de l’intérêt capitalistique : non pas creuser des trous à remplir ensuite - ce qui certes ne demande pas d’investissement important - mais développer des énergies propres, conquérir l’espace maritime dans le respect de son écologie (cf. ici Mélenchon), renforcer en personnel tous ces services publics en général qui n’intéressent le capital que s’il y a du profit à faire : tripler les crédits donc les postes dans la recherche fondamentale, faire des classes à 12 élèves au lieu de 35, permettre un vrai tutorat ; doubler, tripler le personnel soignant dans les hôpitaux pour permettre des conditions de travail humaines et un meilleur confort pour les patients, faire des prisons qui puisse enfin être des lieux de rééducation à la civilité et non d’éducation au banditisme etc. On est loin de manquer de semaines de 35 heures.
Le plein emploi tel qu’il a existé dans les années 50-60 en France (pas plus de 3% réels de chômage et donc grande facilité de retrouver du travail quand on a en perdu un, situation favorable au travail par rapport au capital) est parfaitement accessible. Il suffirait pour l’essentiel de revenir sur un peu plus de 40 ans de désétatisation du pays. L’Etat, c’est-à-dire l’union des volontés particulières en une volonté générale assez ferme (-> des conditions de vie dignes pour tous, la liberté, l’égalité...) est le seul moyen dont un peuple peut disposer pour réaliser l’égalité sociale et donc la liberté pour tous. Certes il peut être perverti pour servir en réalité non pas le peuple mais ceux qui veulent l’exploiter mais cela n’arrive que parce que le peuple se laisse tromper en abandonnant à une classe sociale donnée le contrôle de l’instrument politique. Le plus gros obstacle pour arriver au plein emploi autant donc qu’à la cessation du travail exploité, c’est la croyance populaire solidement ancrée que sans nos maîtres financiers, qui eux ont intérêt au chômage, nous ne pouvons plus vivre ; qu’eux seuls disposent des moyens de nous permettre de vivre correctement.