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Commentaire de Éric Guéguen

sur Etienne Chouard, Don Quichotte des temps modernes -V (Fin)


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Éric Guéguen Éric Guéguen 8 juillet 2013 22:17

Bonsoir à vous.

J’ai lu attentivement votre opus ultime et je l’ai trouvé intéressant. Une fois de plus, je ne suis pas d’accord, et je vais dire pourquoi, mais vous avez au moins le mérite de tenter d’établir des passerelles entre le pragmatique de la démocratie directe qui plaît tant sur ce site et l’évocation de penseurs chevronnés et complexes pour ce qui est de la théorie.
Ce n’est pas une mince affaire que de convaincre certains qu’écouter Chouard c’est bien, mais qu’écouter Chouard et lire de la philosophie politique, c’est beaucoup mieux.

Au regard de votre article, je suis un cobaye intéressant il me semble, car, en tant qu’ancien scientifique, j’ai repris les études il y a quatre ans (à distance) en... licence « Humanités » justement, la seule disponible à ce jour en France (fac de Nanterre) ! J’ai notamment eu l’occasion de suivre des cours de rhétorique et je trouve que ça devrait être obligatoire. Bref, je connais bien le problème des humanités négligées. Je suis à présent en Master philo et je peux vous assurer que c’est une filière qui demande beaucoup de travail tout en étant totalement ingrate. Lorsque vous dites que vous faites de la philo, vous êtes généralement pris pour un rigolo. Ça permet néanmoins de décrypter des articles comme le vôtre, car, en outre, mon mémoire cette année a porté précisément sur Rawls et Nussbaum...

Ma critique quant au fond :

Vous faites intervenir, comme indiqué dans l’un de vos articles précédents, Martha Nussbaum. C’est un auteur qui m’intéresse dans la mesure où elle a compris l’impasse kantienne et où elle est remontée jusqu’à la philosophie ancienne pour trouver des solutions à la crise du monde moderne.
Ne nous éternisons pas sur Rawls, vous êtes assez dur avec lui et je n’en suis pas fan, mais je ne dirais certainement pas que son projet de justice procédurale soit dénué de perspective égalitaire (bien au contraire), ni même d’une certaine dose d’empathie (sous le fameux et fumeux voile d’ignorance).

Je m’intéresse davantage à Nussbaum, et je remarque que vous la louez d’avoir mis au jour les besoins d’empathie et de sublimation comme remèdes à la crise. Soit, et c’est intéressant. J’aimerais néanmoins vous dire pourquoi Nussbaum est, elle aussi, condamnée à l’impasse :

Nussbaum, comme Rawls d’ailleurs, est une philosophe individualiste, en ce sens qu’elle ne reconnaît que l’individu comme réelle entité politique. Elle demeure libérale, attachée au choix de vie bonne des individus, tout en s’appuyant de manière inédite sur un mélange entre infrastructure marxienne et principes aristotéliciens. Elle est tout à fait consciente des impasses ET de l’individualisme, ET du libéralisme, c’est-à-dire dans l’ensemble d’un risque de désunion humaine et d’un manque crucial de perspectives édifiantes.

Donc, d’un côté l’individualiste Nussbaum a compris ce que l’individualisme avait fait perdre d’humanité à ses congénères, de l’autre elle sait très bien aussi combien l’homme moderne, homo mercator, tout libéral qu’il prétend être, est devenu bassement matérialiste, voire disons-le franchement mesquin, et, chose intéressante, tout ceci à la lecture des Anciens, et d’Aristote en particulier (que Chouard, lui, au passage, tarde vraiment à lire... dommage).
Et comme elle sait qu’il nous sera difficile de revenir au monde ancien, soucieux de la primauté de la communauté sur l’individu ET du dépassement de soi, elle tente de ménager des ponts entre ce dont lui paraissent capables ses contemporains et ce que les Grecs promouvaient. En clair, elle tente un pas de plus vers le monde ancien, mais sans assumer les contradictions que cela engendre : ainsi prône-t-elle la sublimation comme remède à la perte du perfectionnisme morale d’Aristote, ainsi prodigue-t-elle le sentiment d’empathie comme placebo du lien communautaire que les Modernes ont sacrifié sans réfléchir.
Autrement dit, elle emploie empathie et sublimation (est-ce votre propre traduction ?) en lieu et place respectifs d’esprit de corps et de transcendance devenus inaudibles à nos chastes oreilles.

Voilà, en substance, en quoi elle ne propose, selon moi, qu’une énième resucée d’un projet moderne qui pleure le monde ancien sans se donner les moyens de renouer effectivement avec ce qu’il en a perdu, soit en l’occurrence le lien que chaque individu devrait nourrir à l’endroit de sa communauté d’origine en remerciement de tout ce que celle-ci sait mettre à la disposition de son émancipation propre, telle une mère à l’égard de ses enfants.

Cordialement,
EG


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