à l’auteur
Elle est fort sympathique, votre utopie, mais elle supposerait un peuple de philosophes ayant médité sur la vie, sur sa brièveté, et sur ce que le bouddhisme appelle l’impermanence. Rousseau explique très bien dans son second discours comment une possession prolongée de la terre, par exemple, finit par se transformer assez vite en propriété : la parcelle que j’ai ensemencée, il est assez légitime que je puisse en jouir sans partage jusqu’à la récolte, et ainsi de suite. Mais il me semble que le processus est encore un peu plus compliqué que cela. Posséder, c’est en quelque sorte nier la nécessité de mourir, c’est s’installer dans une espèce d’éternité, certes très illusoire ; mais ce que j’ai, au moins je l’aurai toujours, et personne ne pourra m’en disputer la possession. Je ne m’explique pas autrement que tant de gens tiennent encore à être propriétaires du logement qu’ils occupent.
Vous parlez de l’obsolescence programmée ; vous en dites du mal. Pourtant, c’est un système qui, plus qu’aucun autre, est en train d’habituer nos semblables à se détacher des choses. Cet ordinateur que j’utilise, dans trois ou quatre ans, sera complètement périmé. Il y a dix ans, je pouvais parler de « mes » livres, de « mon » Encyclopédie dont les cent kilos de papier s’étalaient sous mes yeux. Tout cela désormais, est complètement dématérialisé, présent sur le Net, ou dans les mémoires d’une liseuse que je ne songerais certes pas à considérer comme « ma » bibliothèque. Tout cela, demain, et même les données personnelles, sera sur le « cloud », et chacun pourra se connecter de n’importe où, avec n’importe quelle machine.
Désormais, tout ce qu’il faudra pour vivre, c’est une connexion permanente au système informatique global, de quoi bouffer et un endroit pour dormir. D’excellents esprits ont passé leur vie dans des chambres d’hôtel et le nomadisme ne me déplairait pas trop. Je concevrais très bien des villes qui seraient de beaux jardins avec ici et là, en sous-sol des piscines et des sortes de niches ou de boîtes de deux mètres, fort bien chauffées, pour dormir n’importe où quand vient la fatigue. De toute façon, c’est ça l’avenir, et ça viendra plus tôt que vous ne le pensez. Dans cinquante ans, nous serons tous des SDF.