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Commentaire de averoes

sur Maghreb : Langues maternelles et langue zombie


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averoes 18 février 2014 12:29

Bonjour hannibal.

Nul doute que l’élément linguistique, comme vecteur d’une machinerie idéologique, s’inscrive, à priori, dans la tentation d’un pouvoir totalitaire dans son entreprise hégémonique et de manipulation de la plèbe. Mais de là à qualifier la langue arabe –n’est-ce pas ce que laisse entendre votre analyse ?- de moribonde, c’est semble-t-il aller vite en besogne. Et à cet égard, une approche sémantique s’avère nécessaire.

Si l’acception de l’épithète « moribond » renvoie à l’idée d’agonir, à ce qui est en fin de vie, est-ce vraiment le stade dans lequel se trouve la langue arabe actuellement ? Soutenir une telle assertion c’est considérer quelque peu les choses par le petit bout de la lorgnette, puisqu’il s’agit, intentionnellement ou non, de ne considérer de cette langue que son aspect vernaculaire et passer sous-silence son aspect véhiculaire. S’il est vrai que l’arabe académique ne fait l’objet d’aucun usage vernaculaire de nos jours, il n’en demeure pas moins évident que cette langue continue toujours de bénéficier d’un usage véhiculaire et constitue toujours le vecteur d’une production intellectuelle non négligeable et ce dans divers domaines : littéraire, scientifique, politique, juridique, philosophique... Si l’on en juge par le nombre d’ouvrages, écrits en cette langue, qui s’amoncellent sur les étagères des libraires et des bibliothèques, comment peut-on parler de langue moribonde ?

Par ailleurs, dans le cadre de cette controverse relative au statut hégémonique -réel ou supposé de la langue arabe, à cet égard, je me garderais bien de porter un jugement catégorique- il me semble utile d’invoquer un commentaire que j’avais rédigé concernant l’hégémonie culturelle et linguistique de la langue anglaise. Le parallèle paraissant intéressant, en voici la teneur.

« Si l’on tient compte de la réalité de l’évolution d’une langue et du caractère plus ou moins réfléchi de son usage par l’ensemble de ses locuteurs, il semble illusoire de penser que, pour protéger une langue des influences d’autres langues étrangères, il suffit simplement de le décréter. La seule volonté de conserver une langue ne saurait constituer un bouclier à cet égard ; car cela supposerait que chaque locuteur de cette langue doit, en permanence, maintenir en éveil « son gendarme linguistique » et, au besoin, s’autocensurer de toutes tentatives ou velléités d’abdication devant la facilité et l’attrait qu’exercerait telle ou telle langue.

Croire que cela est possible dans les échanges verbaux et quotidiens relève d’une gageure. Y croire c’est oublier la spontanéité qui caractérise, en général, les communications orales. Est-il, enfin, concevable pour un locuteur, dans le cadre d’une communication courante avec un autre locuteur, de dire systématiquement « courriel » à la place de « email », « bouteur » à la place de « bulldozer », « serveur au comptoir » à la place de « barman », « meilleure vente » à la place de « best-seller », « bougette » (de l’ancien français, petite bourse portée à la ceinture) à la place de « budget », « fair-play » à la place de « loyauté » ou « bonne foi »… Et la liste est longue. Par conséquent, que l’on ne se méprenne pas : le caractère illusoire, dénoncé ici, concerne essentiellement le contrôle permanent des échanges verbaux et non la communication écrite. D’ailleurs, allez savoir pourquoi le français –langue diplomatique par excellence au XIXème siècle- a cédé ce terrain en faveur de l’anglais.

En d’autres termes, permettre à une langue de retrouver son aura d’antan –réel ou supposé- ou lutter contre l’influence hégémonique d’une langue étrangère par simple décision politique ou réglementaire équivaudrait à l’entêtement d’un général de division à entreprendre d’immenses efforts dans un combat d’arrière-garde.

Car, si l’on peut concéder que l’hégémonie culturelle et linguistique de la langue anglaise s’inscrirait dans un projet global de domination étatsunienne, comment renier l’attrait irrésistible dû d’abord à la facilité d’usage de cet idiome, mais aussi à la représentation, consistant en une image de réussite économique et culturelle –en l’occurrence cinématographique- véhiculée par les médias destinés aux masses ? »

Le parallèle réside donc dans le fait de dire que, à l’instar de l’anglais, la langue arabe n’a pas manqué, elle aussi, d’exercer –et peut-être continue-t-elle de le faire- une certaine influence naturelle dans l’espace culturel et intellectuel où elle s’est historiquement déployée, indépendamment d’une quelconque décision politique, même s’il ne s’agit guère de renier cette dernière.

Et pour revenir à notre sujet, encore une assertion, dont vous êtes l’auteur, me paraît asséner une contre-vérité historique. En effet, vous dites :

« La question relève de l’idéologique et du politique : la langue arabe est celle dans laquelle a été révélé le Coran, logo divin universel, vérité essentielle, immuable et éternelle. Cette langue ne doit pas évoluer, car la faire évoluer serait l’éloigner du message divin, la laïciser en quelque sorte, ce qui serait un sacrilège. ».

Faut-il rappeler, à cet égard, les innovations lexicales opérées par les grands philosophes arabo-musulmans, sous l’influence des philosophes grecs, en vue d’exprimer des concepts totalement nouveaux dans le sillage intellectuel de la société d’alors ? À titre d’exemple, la célèbre phrase d’Alkindy : « ta’yis al ‘ayyisat min laysa », c’est-à-dire « la création du monde ex-nihilo ». Ainsi, les termes « ta’yis » et « ‘ayyisat », totalement nouveaux dans la langue du Coran, ne sont que le résultat de l’arabisation de leurs équivalents grecs : le verbe « être » et le substantif pluriel « des êtres ».

Pour conclure, l’amour d’une langue, quelque louable que soit ce sentiment, ne saurait faire l’économie d’un minimum de lucidité qui nous contraint de tenir compte des réalités objectives. Si des inquiétudes exprimées, quant à la possible disqualification d’une langue au profit d’une autre, sont tout à fait compréhensibles et légitimes, la puissance d’un certain déterminisme socio-culturel, et partant historico-linguistique, n’en est pas moins une réalité.

Bien à vous.


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