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Maghreb : Langues maternelles et langue zombie

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école coranique
"Une langue est vivante lorsqu'elle comporte des locuteurs l'utilisant naturellement. On oppose ce terme à celui de langue morte."
Claude Hagège (éminent linguiste français d'origine tunisienne)
 
"Dans une perspective sociolinguistique (étude des langues dans leur rapport aux sociétés), le terme « langue » définit tout idiome remplissant deux fonctions sociales fondamentales : la « communication » (c'est au moyen de la langue que les acteurs sociaux échangent et mettent en commun leurs idées, sentiments, pensées, etc.) et l'« identification » (de par son double aspect individuel et collectif, la langue sert de marqueur identitaire quant aux caractéristiques de l'individu et de ses appartenances sociales)". Wikipédia.
 
De tout temps et en tous lieux, les classes dominantes ont imposé leur langage comme référence pour l’ensemble de la nation en en faisant un enjeu de pouvoir. En Inde, en Chine, et dans l’empire musulman naissant, les dynasties régnantes ont scellé la langue « officielle ». Cela continue de nos jours : les régimes arabes, étant, pour la plupart, de nature moyenâgeuse, continuent d’imposer une "langue officielle", la langue arabe. Si l’on ne parle pas correctement dans la langue des puissants qui gouvernent le pays, c’est que l’on appartient à la catégorie des roturiers, des moins-que-rien, bref, on n’est qu’un homme (une femme) de la plèbe… et par conséquent on ne peut que subir le pouvoir, mais jamais l’exercer…
 
Un pouvoir autoritaire classique se contente généralement d’interdire les opinions qui lui sont opposées. C’est déjà peu défendable. Mais un pouvoir totalitaire, lui, va beaucoup plus loin : il impose une seule et unique pensée. Pour ce faire, un outil de choix : le langage. Si, en plus, l’état utilise la religion comme justification de l’imposition de la langue arabe, alors il verrouille tous les recours. Car, pour tous ceux qui oseraient remettre en cause l’imposition d’une langue moribonde comme langue officielle, l’accusation d’"atteinte au sacré" n’est pas loin. Or, selon la nouvelle Constitution tunisienne, que, paraît-il, tout le monde arabe nous envie, cette accusation d'atteinte au sacré est sévèrement punie. L'Inquisition est à nouveau opérationnelle en Tunisie, c'est peut être cela que les autres arabo-musulmans nous envient.
 
L’arabe littéral, dans sa version la plus classique, est donc imposé comme langue de pouvoir à sens unique. Pouvoir « vertical », de dominants à dominés : ce n’est plus de la communication mais du monologue ! Le président ou le roi monologue derrière son micro. Le présentateur du journal télévisé déverse ses « informations » avec un ton solennel, monocorde (on se demande souvent s'il comprend bien ce qu'il lit sur le prompteur) et ennuyeux, l’imam assène ses vérités lors des prêches du vendredi devant un parterre de fidèles dans une langue que seule une minorité de lettrés peut décoder.
 
La question relève de l’idéologique et du politique : la langue arabe est celle dans laquelle a été révélé le Coran, logo divin universel, vérité essentielle, immuable et éternelle. Cette langue ne doit pas évoluer, car la faire évoluer serait l’éloigner du message divin, la laïciser en quelque sorte, ce qui serait un sacrilège.
 
Cette langue du Coran est de nouveau enseignée dans des écoles coraniques « médiévales » financées par les roitelets du Golfe et d'autres organisations islamiques ultra riches.
 
Dans ces écoles coraniques, naguère fermées par Bourguiba et interdites jusqu'à l'avènement du "printemps arabe", qui s'est avéré être un sinistre hiver islamiste, la seule pédagogie est la coercition, morale et surtout physique (châtiments corporels). De ce seul fait, la langue arabe qu’on impose aux enfants les éloigne de leur vécu réel : spontanément, ils l’assimilent pour ce qu’elle est devenue : une langue liturgique, certes sacrée, mais loin de leurs préoccupations quotidiennes et surtout de leurs besoins réels. Bref, dans l’inconscient d’un enfant arabe, cette langue devient rapidement synonyme de quelque chose de contraignant et d’antipathique ! Les élèves-disciples ânonnent de manière automatisée versets et sourates du Coran, sans comprendre le moindre mot, dans ce balancement continu et typiquement autiste des corps…

Le linguiste algérien Abdou Elimam affirme qu’il n’est pas exagéré de dire qu’un écolier algérien - ou plus généralement maghrébin- est un sujet dont on vide la substance linguistique native pour lui substituer une prothèse langagière. C’est ce mécanisme-là qui produit de la schizophrénie précoce. Reconnu par ses pairs et par l’Unesco, ce chercheur affirme que le rejet de la langue maternelle par l’école est la cause de l’échec scolaire et la source profonde de la violence qui en découle au sein de la société.

Des travaux d'Abdou Elimam (*), nous retenons cinq points :

1. Le potentiel langagier des humains est un don naturel et c'est pourquoi nos cerveaux abritent des zones spécifiques au langage. Ce potentiel neurolinguistique est « codé en dur » sous la forme de circuits nerveux à partir du moment où on est exposé à la communauté des parlants qui nous entourent. C'est ainsi que jaillit la langue maternelle : on ne la choisit pas, elle nous est imposée par la rencontre entre le neurologique et le social, à notre arrivée à la vie. Cette vision est de nos jours largement partagée par les neurosciences contemporaines.
 
2. Ce don de la nature, fixé en dur dans nos neurone, occupe l'hémisphère gauche du cerveau. Toute autre langue qui arrive, après coup, se voit hébergée dans l'hémisphère droit. Toute autre langue prend appui sur les dispositifs neurologiques et cognitifs mis en place par la langue maternelle.
 
3. Il est bon de rappeler le fait historique que la langue punique (celle de Carthage) a été la langue dominante avant l'arrivée des Arabes — y compris durant la période byzantine où l'usage du punique est attesté. Le punique rencontre l'arabe et fait « bon ménage » avec lui. Ce qui permet, dès le Xe siècle, l'émergence de cette langue propre au Maghreb. Le Maghribi (ou la Maghribia, ou la Darija) hérite donc d'un legs très ancien (plus de 25 siècles).
 
4. Partant de là, il devient clair que l'arabisation ne pourra JAMAIS écarter la langue maternelle, sauf si cette langue arabe devient elle-même maternelle. Par ailleurs, les langues maternelles maghrébines (tamazight et maghribi) sont donc logées à la même enseigne que toute autre langue maternelle. Elles sont en dur dans les cerveaux de ceux qui les portent à la naissance : rien, ni personne ne pourra en venir à bout. A moins de changer les réseaux de neurones propres au langage, ce qu’aucune constitution, même d’essence islamiste, n’est capable de faire.
 
5. Défendre les langues, c'est avant tout défendre l'espèce humaine avec ce dont la nature la dote. Ainsi, la reproduction des langues par la naissance est le seul moyen par lequel les langues vivent. Toute intervention musclée d'imposition d'une langue sur une autre est vouée à l'échec. Ibn Jinni (941-1002), grand maître de la linguistique et expert en langue arabe, l'avait déjà dit il y a plus de mille ans ! L’histoire du Maghreb, depuis les invasions arabes depuis le VIIème siècle le prouvent.
 
Si les modalités d’enseignement sont perfectibles, l’aliénation linguistique, elle, laisse des traces indélébiles.
 
En conséquence, la solution à ces problèmes passera, avant tout, par la prise de conscience de nos réalités nationales dans chacun des pays maghrébins ; celles-là même que nous construisons depuis l'accès à nos indépendances nationales. Les questions linguistiques sont des plus complexes dans la construction d'une nation moderne. La réalité mondiale montre que les cas de monolinguismes étatiques sont plutôt l'exception : la majorité des nations modernes vivent et se développent avec plusieurs langues. La Tunisie, au contraire, vient de faire un formidable bond en arrière : sa constitution décrète que l'arabe est sa langue unique, alors qu’aucun tunisien ne parle naturellement la langue arabe, celle des livres, des journaux et, encore moins, celle du Coran. La Tunisie n’est pas la seule dans ce cas : aucune personne du « monde arabe » n'utilise naturellement la langue arabe, pas même à La Mecque. Donc l'arabe est plus proche d'une langue morte que d'une langue vivante.
 
N’étant ni réellement morte, ni vraiment vivante, la langue arabe est une langue morte-vivante : une langue zombie. 
 
« La fausse langue bloque la communication et gèle la formation d’une société civile qui mettrait en péril le pouvoir, elle attire la pensée sur des voies de garage, entrave le développement du sujet. Parmi tous les zombies mis en marche par l’idéologie, la langue zombie présente le plus de danger » (Françoise Thom – historienne).
 
Ainsi, en cet an de grâce 2014, les "députés" tunisiens, appartenant en majorité à la Confrérie des Frères Musulmans viennent, en quelque sorte :
- D’accomplir un linguicide, qui est l'acte de tuer une ou plusieurs langues. Le terme est utilisé entre autres par Claude Hagège dans son ouvrage Halte à la mort des langues (2001). C'est une forme particulière d'ethnocide.
- D'assassiner leurs aïeux et ascendants berbères, en se prétendant Arabes. On appelle cela un parricide. Dans l'Antiquité, les personnes ayant commis un parricide étaient déshabillées, fouettées au sang puis enfermés dans un sac cousu en peau de bête avec, à l’intérieur un coq, un chat et un serpent. Tout cela en public. N'étant point au parfum des arcanes de la Charia, je ne sais pas ce qu'elle stipule pour un tel crime…
 
(*) De la Tour de Babel à la langue maternelle
http://langage87.rssing.com/browser.php?indx=9978052&item=5
 
« En tentant de jeter la lumière sur la vie langagière du Maghreb préislamique, Abdou Elimam découvre que la langue introduite par les Phéniciens en Afrique du nord, le punique, s'avère langue substrat (à hauteur de 50% en moyenne) dans les parlers contemporains du Maghreb et de Malte (1997). Ce qui conduit Abdou Elimam à oser un regard renouvelé et critique sur la nature supposée « arabe » des parlers du Maghreb. Son étude assoit la conviction que loin d'être une arabisation (spontanée) de toutes ces contrées, les parlers de Malte et du Maghreb sont des évolutions du punique au contact de l'arabe et du berbère. Rejoignant Charles A. Fergusson et bien des linguistes orientaux, Abdou Elimam nomme maghribi cette identité linguistique polynomique et au substrat punique (1997, 2003). Si peu d'arabisants ont réagi à cette thèse, bien des berbéristes et quelques orientalistes européens s'en sont offusqués sans pouvoir démentir la thèse du substrat punique dans la Darija maghrébine.  » Wikipédia
 
 Hannibal GENSERIC
 
http://numidia-liberum.blogspot.com/2014/02/de-la-tour-de-babel-la-langue-maternelle.html

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18 réactions à cet article    


  • Krokodilo Krokodilo 18 février 2014 11:51

    Vos articles sont très intéressants, et je les lirai plus attentivement. C’est ce que devrait être Agora vox s’il y avait une vraie politique éditoriale, une exigence de qualité tant rédactionnelle que sur le fond tout en évitant la censure idéologique. J’ai habité quelques années en Tunisie, et je suis son actualité - notamment par les articles de Gozlan sur Marianne. Je vous trouve sévère avec le printemps arabe « Dans ces écoles coraniques, naguère fermées par Bourguiba et interdites jusqu’à l’avènement du « printemps arabe », qui s’est avéré être un sinistre hiver islamiste », mais vos réflexions sur la langue maternelle et d’enseignement, sur la mention de l’arabe dans la constitution sont probablement pertinentes, je ne peux pas en juger, ce serait intéressant d’avoir ici l’avis de quelques Tunisiens. Je m’étais toujours demandé quel était l’éloignement entre les langues du Maghreb et ce qu’on appelle l’arabe littéraire, mais pour « mesurer » ce qui n’est pas mesurable, il faudrait les apprendre ; comme si quelqu’un me demandait la différence entre le français et l’italien...

    Content de lire ça aussi : « Les questions linguistiques sont des plus complexes dans la construction d’une nation moderne. » Car les linguistes et le milieu des langues en général ont tendance à nier ce fait, à répondre qu’il suffit que tout le monde apprenne plusieurs langues pour que tous les problèmes soient levés, dans l’UE comme ailleurs. Or, la réalité est tout autre : dérussification de l’enseignement supérieur en Ukraine, remplacement progressif du français à la fac en Algérie, nombreux pays africains où les enfants ne reçoivent pas l’éducation dans leur langue maternelle, au risque comme vous dites d’un sentiment de dévalorisation de cette langue et du côté maternel, et même de difficultés scolaires. L’ONU recommande certes de pallier ce problème, mais cela représente d’énormes difficultés d’organisation dans les pays où de nombreux dialectes sont présents et vivants dès le plus jeune âge. Je crois que le Pérou avait mis en place un essai d’enseignement bilingue-quechua, mais que cela a été abandonné, peut-être parce que trop compliqué à mettre en œuvre, trop d’instituteurs à recruter et à former ? C’est sans doute plus compliqué que ça, et variable selon les régions, un peu comme en France.

    Personnellement, je plaide aussi pour le plurilinguisme, mais basé sur l’espéranto comme langue-pont dans l’UE et dans le monde, une langue largement plus facile et équitable, justement pour tenir compte du fait que beaucoup de nations ont déjà plusieurs langues, car notre temps et nos capacités sont limitées. Aussi ne suis-je pas du tout d’accord avec ce que dit de l’espéranto Abdou Elimam, dans le site que vous indiquez en lien.

    Pas tout à fait d’accord sur ce passage, à nuancer : « La réalité mondiale montre que les cas de monolinguismes étatiques sont plutôt l’exception : la majorité des nations modernes vivent et se développent avec plusieurs langues. » Il y a la France, certes, mais aussi les USA (l’espagnol est très présent mais pas langue nationale), la Russie, la Chine peut-être avec le mandarin (au plan national), la GB, l’Italie, etc.


    • docdory docdory 18 février 2014 17:32

      @Krokodilo 

      Je ne trouve pas du tout l’auteur sévère lorsqu’il dit que le prétendu « printemps arabe » est en réalité un hiver islamique. C’est tout simplement la constatation de la réalité.
       Prenons la nouvelle constitution tunisienne, il est évident à la lire qu’il s’agit d’une constitution de république islamique, ou en tout cas d’une constitution, qui, a bien la lire, facilitera grandement l’avènement d’une république islamique au moindre prétexte. 
       Le « printemps égyptien », après s’être transformé en hiver islamiste caractérisé, a du laisser la place à une semi-dictature militaire afin que ce pays soit débarrassé du joug infâme de l’organisation terroriste des « frères musulmans », portée au pouvoir par le peuple bien mal inspiré. 
       Quant au « printemps syrien », il se résume à un choix entre la peste du régime d’El Assad et le choléra de ses cinglés d’opposants islamistes prêts à génocider tout ce qui n’est pas sunnite. Malgré tout, s’il faut choisir, il vaut encore mieux El Assad que ses opposants !

    • Krokodilo Krokodilo 18 février 2014 18:30

      @Docdory, je parlais de sévérité strictement pour la Tunisie, qui a lancé le mouvement, et à cette heure fait surgir un espoir. Je crois que c’est l’histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide. La journaliste Gozlan est enthousiasmée je crois par le fait que les femmes ont réussi en Tunisie à maintenir les acquis de l’époque Bourguiba et à faire inscrire dans la constitution l’égalité de l’homme et de la femme, mais elle n’est pas naïve et ses inquiétudes sur le futur rejoignent finalement souvent celles de cet article. Elle est d’ailleurs féroce avec les totalitarismes arabes, cf. ses articles sur l’Arabie saoudite ou le lycée français du Qatar...


    • averoes 18 février 2014 12:29

      Bonjour hannibal.

      Nul doute que l’élément linguistique, comme vecteur d’une machinerie idéologique, s’inscrive, à priori, dans la tentation d’un pouvoir totalitaire dans son entreprise hégémonique et de manipulation de la plèbe. Mais de là à qualifier la langue arabe –n’est-ce pas ce que laisse entendre votre analyse ?- de moribonde, c’est semble-t-il aller vite en besogne. Et à cet égard, une approche sémantique s’avère nécessaire.

      Si l’acception de l’épithète « moribond » renvoie à l’idée d’agonir, à ce qui est en fin de vie, est-ce vraiment le stade dans lequel se trouve la langue arabe actuellement ? Soutenir une telle assertion c’est considérer quelque peu les choses par le petit bout de la lorgnette, puisqu’il s’agit, intentionnellement ou non, de ne considérer de cette langue que son aspect vernaculaire et passer sous-silence son aspect véhiculaire. S’il est vrai que l’arabe académique ne fait l’objet d’aucun usage vernaculaire de nos jours, il n’en demeure pas moins évident que cette langue continue toujours de bénéficier d’un usage véhiculaire et constitue toujours le vecteur d’une production intellectuelle non négligeable et ce dans divers domaines : littéraire, scientifique, politique, juridique, philosophique... Si l’on en juge par le nombre d’ouvrages, écrits en cette langue, qui s’amoncellent sur les étagères des libraires et des bibliothèques, comment peut-on parler de langue moribonde ?

      Par ailleurs, dans le cadre de cette controverse relative au statut hégémonique -réel ou supposé de la langue arabe, à cet égard, je me garderais bien de porter un jugement catégorique- il me semble utile d’invoquer un commentaire que j’avais rédigé concernant l’hégémonie culturelle et linguistique de la langue anglaise. Le parallèle paraissant intéressant, en voici la teneur.

      « Si l’on tient compte de la réalité de l’évolution d’une langue et du caractère plus ou moins réfléchi de son usage par l’ensemble de ses locuteurs, il semble illusoire de penser que, pour protéger une langue des influences d’autres langues étrangères, il suffit simplement de le décréter. La seule volonté de conserver une langue ne saurait constituer un bouclier à cet égard ; car cela supposerait que chaque locuteur de cette langue doit, en permanence, maintenir en éveil « son gendarme linguistique » et, au besoin, s’autocensurer de toutes tentatives ou velléités d’abdication devant la facilité et l’attrait qu’exercerait telle ou telle langue.

      Croire que cela est possible dans les échanges verbaux et quotidiens relève d’une gageure. Y croire c’est oublier la spontanéité qui caractérise, en général, les communications orales. Est-il, enfin, concevable pour un locuteur, dans le cadre d’une communication courante avec un autre locuteur, de dire systématiquement « courriel » à la place de « email », « bouteur » à la place de « bulldozer », « serveur au comptoir » à la place de « barman », « meilleure vente » à la place de « best-seller », « bougette » (de l’ancien français, petite bourse portée à la ceinture) à la place de « budget », « fair-play » à la place de « loyauté » ou « bonne foi »… Et la liste est longue. Par conséquent, que l’on ne se méprenne pas : le caractère illusoire, dénoncé ici, concerne essentiellement le contrôle permanent des échanges verbaux et non la communication écrite. D’ailleurs, allez savoir pourquoi le français –langue diplomatique par excellence au XIXème siècle- a cédé ce terrain en faveur de l’anglais.

      En d’autres termes, permettre à une langue de retrouver son aura d’antan –réel ou supposé- ou lutter contre l’influence hégémonique d’une langue étrangère par simple décision politique ou réglementaire équivaudrait à l’entêtement d’un général de division à entreprendre d’immenses efforts dans un combat d’arrière-garde.

      Car, si l’on peut concéder que l’hégémonie culturelle et linguistique de la langue anglaise s’inscrirait dans un projet global de domination étatsunienne, comment renier l’attrait irrésistible dû d’abord à la facilité d’usage de cet idiome, mais aussi à la représentation, consistant en une image de réussite économique et culturelle –en l’occurrence cinématographique- véhiculée par les médias destinés aux masses ? »

      Le parallèle réside donc dans le fait de dire que, à l’instar de l’anglais, la langue arabe n’a pas manqué, elle aussi, d’exercer –et peut-être continue-t-elle de le faire- une certaine influence naturelle dans l’espace culturel et intellectuel où elle s’est historiquement déployée, indépendamment d’une quelconque décision politique, même s’il ne s’agit guère de renier cette dernière.

      Et pour revenir à notre sujet, encore une assertion, dont vous êtes l’auteur, me paraît asséner une contre-vérité historique. En effet, vous dites :

      « La question relève de l’idéologique et du politique : la langue arabe est celle dans laquelle a été révélé le Coran, logo divin universel, vérité essentielle, immuable et éternelle. Cette langue ne doit pas évoluer, car la faire évoluer serait l’éloigner du message divin, la laïciser en quelque sorte, ce qui serait un sacrilège. ».

      Faut-il rappeler, à cet égard, les innovations lexicales opérées par les grands philosophes arabo-musulmans, sous l’influence des philosophes grecs, en vue d’exprimer des concepts totalement nouveaux dans le sillage intellectuel de la société d’alors ? À titre d’exemple, la célèbre phrase d’Alkindy : « ta’yis al ‘ayyisat min laysa », c’est-à-dire « la création du monde ex-nihilo ». Ainsi, les termes « ta’yis » et « ‘ayyisat », totalement nouveaux dans la langue du Coran, ne sont que le résultat de l’arabisation de leurs équivalents grecs : le verbe « être » et le substantif pluriel « des êtres ».

      Pour conclure, l’amour d’une langue, quelque louable que soit ce sentiment, ne saurait faire l’économie d’un minimum de lucidité qui nous contraint de tenir compte des réalités objectives. Si des inquiétudes exprimées, quant à la possible disqualification d’une langue au profit d’une autre, sont tout à fait compréhensibles et légitimes, la puissance d’un certain déterminisme socio-culturel, et partant historico-linguistique, n’en est pas moins une réalité.

      Bien à vous.


      • Krokodilo Krokodilo 18 février 2014 15:33

        @averoes, "à la facilité d’usage de cet idiome« Faux, tout simplement, cliché propagandiste. L’anglais est complexe par sa phonétique - outre sa dialectisation.

        Vous oubliez que notre oral est influencé par l’écrit et l’oral des médias. Si les journalistes et politiciens faisaient un effort, nous reviendrions rapidement à employer (parfois, pas forcément systématriquement) vedette plutôt que »star", florilège plutôt que best-off, etc., courriel plutôt qu’email, etc.

        Quant aux mesures règlementaires, c’est bien en partie grâce à la loi Toubon que le cinéma français n’en est pas au stade de l’italien, et que ce qu’on appelle l’exception culturelle joue un rôle dans les négociations transatlantiques.


      • Hannibal GENSERIC Hannibal GENSERIC 18 février 2014 16:33

        @ Bonjour Averoes.

        Je ne dis pas que la langue arabe est moribonde. Je dis que, en fonction des définitions de langue vivante et langue morte, la langue arabe n’est ni l’une ni l’autre, elle est entre les deux, ni vivante, ni morte.
        Il y a eu, avant les indépendances, surtout en Tunisie, des journaux et des émissions en langue parlée, qui avaient beaucoup de succès. Même de nos jours, les émissions TV en langue parlée ont beaucoup plus de succès que celles en arabe savant, même si langue parlée est égyptienne ou libanaise.

        L’indépendance , au lieu de les promouvoir, a essayé de les tuer, au nom de l’idéologie, consistant à affirmer que nous sommes tous des descendants des Arabes, et qu’à ce titre, nous devions tuer notre héritage linguistique, darija et berbère. Ce dernier est quasiment éradiqué en Tunisie.

        j’ai écrit  : N’étant ni réellement morte, ni vraiment vivante, la langue arabe est une langue morte-vivante : une langue zombie.

        Il n’y a aucune honte à ne pas être Arabe, tout en étant musulman, à l’instar des Iraniens, Turcs, Pakistanais, Afghans, Indiens, Indonésiens etc...80% des musulmans ne sont pas arabes et ne parlent pas arabe. Culturellement, ils n’en souffrent pas, ils en sont même fiers.

        Je n’ai pas de solution miracle à proposer, sauf qu’il faut conserver nos langues nationales, même si elles ne sont pas officielles.


      • claude-michel claude-michel 18 février 2014 13:30

        Moi j’adore le....

        Maghreb de canard..avec des flageolets... !

        •  Mohamed Takadoum M Takadoum alias Bouliq. 18 février 2014 14:50

          J’ai lu avec intérêt votre article mais je ne suis pas du tout d’accord avec votre charge contre la langue arabe. Je ne suis pas linguiste mais je constate qu’une langue n’est ni morte ni vivante que par qu’on en fait ceux qui l’utilisent. L’histoire de l’herbeux ( langue réputée morte et ressuscitée en Israël est pertinente à ce sujet).

          On peut toujours bien sur spéculer sur la renaissance d’une langue Maghribia qui viendrait supplanter la langue arabe, langue non maternelle ( ou est donc cette langue) ; la Darija que nous parlons par exemple au Maroc est un mélange d’arabe et de berbère auquel se sont ajouté le français et l’espagnol. L’amazigh parlé par les berbères lui est divisé en trois dialectes ( au nord du pays,au moyen atlas et au sud dans le Souss). Par ailleurs vous pensez vraiment que les pays maghrébins se mettront -ils un jour d’accord sur une Darrija commune ; il ne faut pas rêver.

          Ce que je constate autour de mois au Maroc, c’est que la langue arabe est en plein essor. Si la presse de langue française est à l’agonie et maintenue artificiellement sous perfusion à travers notamment les subventions accordées aux partis politiques ou subventionnée directement par l’état ; la presse indépendante de langue arabe vit ses beaux jours avec de gros tirages sans aucune subvention. 

          Quand à la presse électronique en langue arabe elle bat des records (ex : le le seul site d’information Hespress en langue arabe bat tous les records dans le pays avec 1 Millions de visiteurs et plus de 3 millions de pages vues). A lui tout seul, ce site fait plus que tous les sites d’information en français réunis.

          La langue amazigh ou berbère a été certes érigée par la constitution de 2011 en deuxième langue nationale après l’arabe mais la loi organique sur les modalités de sa mise en oeuvre est toujours en discussion. Cette discussion tourne autour de son domaine d’utilisation mais butte sur la question des dialectes berbére déjà citée.


           

          •  Mohamed Takadoum M Takadoum alias Bouliq. 18 février 2014 15:16

             Lire « 1 millions de visiteur par jour... »


          • Hannibal GENSERIC Hannibal GENSERIC 18 février 2014 18:36

            @ Boulaq.
            Nulle part je n’ai attaqué la langue arabe.
            Je ne fais que constater des faits.
            La réalité est, comme on dit, têtue : connaissez-vous un pays dans lequel les gosses parlent arabe dès leur début, comme un Anglais , un Italien ou un Français, qui, dès la maternelle parlent leur langue, justement, maternelle.

             J’ai été en Arabie, et un peu partout dans le monde arabe, je n’ai vu personne parler spontanément arabe littéral, celui des livres et des journaux.

            Je ne discute pas non plus de la valeur ou des aspects de langue arabe. Ce n’est pas le sujet, qui est : « langues maternelles » et « langue zombie ».


          •  Mohamed Takadoum M Takadoum alias Bouliq. 18 février 2014 19:33

            Les rappels historiques sont toujours bons à prendre. Sauf que dans le cas présent nous avons au Maghreb des dialectes maternelles comme je l’ai signalé et deux langues ; la langue arabe et le français et au nord du Maroc l’espagnol.


          • Mowgli 18 février 2014 17:10


            « De tout temps et en tous lieux, les classes dominantes ont imposé leur langage comme référence pour l’ensemble de la nation en en faisant un enjeu de pouvoir. »

            Pas nécessairement toujours et partout. Prenez par exemple la malais ou l’indonésien (ce sont deux très proches dialectes d’une même langue). Si les classes dominantes en avaient décidé, ces gens-là parleraient javanais ou sanskrit. Le malais (ou indonésien) s’est imposé parce que c’était le pidgin, la langue des boutiquiers. De même en Nouvelle-Guinée. Ce qui n’enlève rien à la validité de vos observations.


            • Hannibal GENSERIC Hannibal GENSERIC 18 février 2014 18:41

              @Mowgli. Bien sûr, il y a des exceptions. Je me réfère aux grands impérialismes : chinois, indien, arabe, turc, français -la langue française a été imposée par le pouvoir royal), etc...


            • Richard Schneider Richard Schneider 18 février 2014 18:50

              Bonjour l’auteur,

              Comme toujours, vos textes sont très intéressants. La preuve : la richesse des réactions ... elles ne sont émaillées ni d’insultes, ni de réflexions désobligeantes. Enfin, un débat de haute tenue !
              Quant au fond, bien qu’ayant vécu plusieurs années à Colomb Béchar et au Maroc, je ne crois pas que je sois en mesure de donner un avis définitif sur la question. Il me semble qu’en Algérie ou au Maroc, il y a autant de langues locales que de contrées. L’arabisation forcée des peuples pré-islamiques n’a pas donné des résultats probants. Mais la langue du Coran, langue religieuse -donc immuable - n’a-t-elle pas eu la même fonction que le Latin dans l’Église catholique (le fameux « latin d’église ») ?
              Peut-être que l’Arabe dit littéraire a maintenu une certaine cohésion dans l’histoire du monde islamique - cohésion bien entendu très relative. Ce qui n’est pas le cas de l’histoire européenne. Mais ceci est un autre débat.
              Bonne soirée,
              RS

              • Hannibal GENSERIC Hannibal GENSERIC 19 février 2014 08:00

                @ Richard
                Bonjour Richard. Effectivement, les réactions ici sont d’un autre niveau, comparées à d’autres reçues dans d’autres articles, dans lesquelles les différents racismes crient haut et fort leur haine.

                Dans mon activité professionnelle, j’ai été l’un des premiers promoteurs et réalisateurs de l’introduction de la langue (écriture) arabe sur ordinateur (années 70 - 80 -90) jusqu’à ce que cela devienne un standard parmi d’autres, et que ceux qui me traitent d’anti arabe puissent utiliser l’arabe sur ordinateur.

                Dans mes articles, je dénonce « les corbeaux qui se prennent pour des geais », entendez par là ces Maghrébins victimes du syndrome de Stockholm et qui se croient plus arabes que les arabes (http://numidia-liberum.blogspot.com/2012/12/les-maghrebins-et-le-syndrome-de.html) . Est-ce que les Français sont germaniques, sous prétexte qu’ils ont été envahis par les Francs ? Est-ce qu’ils ont imposé la langue germanique ? Non. Ils ont gardé leur langue romane, devenue aujourd’hui la langue française.

                C’est quant même extraordinaire : du temps du colonialisme, les langues parlées maghrébines avaient des journaux et des livres. Les indépendances les ont tués !!! C’est beau le nationalisme arabe qui éradique tout ce qui n’est pas « pur arabe » . Il a réussi à éradiquer les identités nord africaines, de l’Egypte au Maroc, mais pas les langues.

                Quant aux qualités de la langue arabe, littérale ou coranique, ce n’est pas le sujet. Il y a des savants pour cela.

                Bien à vous.


              • Hannibal GENSERIC Hannibal GENSERIC 19 février 2014 10:54
                Ces Maghrébins atteints du « syndrome de Stockholm »
                L’Algérie française a duré cent trente deux ans. L’arabisme dure depuis treize siècles !
                L’aliénation la plus profonde, ce n’est plus de se croire Français mais de se croire Arabe.
                Or il n’y a pas de race arabe,ni de nation arabe. Il y a une langue sacralisée, la langue du Coran, dont les dirigeants se servent pour masquer au peuple sa propre identité....

                KatebYacine


                « Un homme sans ancêtres est un ruisseau sans source, un arbre sans racine »
                Proverbe chinois
                .


                •  Mohamed Takadoum M Takadoum alias Bouliq. 19 février 2014 15:41

                  Extrait du préambule de la constitution marocaine de 2011.


                  « Son unité( lire le Maroc), forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. »

                  Vous ne pensez pas que les choses sont un peu plus claires au Maroc en tout cas ?

                • Jonas 20 février 2014 09:13

                  Bonjour à l’auteur.

                  Souvent je ne suis pas d’accord avec vous , cette fois-ci oui. Vous avez tout à fait raison , l’arabe classique est mal compris et très mal lu dans beaucoup de pays arabes. 

                  Alors, comment expliquez-vous qu’un groupe communautaire musulman ( les musulmans non-arabophones sont la majorité dans le monde ) défile à Paris dans la Manif pour tous avec une banderole en Français et en arabe « Les Français musulmans disent non au mariage homosexuel ». Je ne discute pas de la prise de position , c’est leur droit, mais de l’incongruité de l’inscription en Arabe ? 

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