Notre
époque ne produit pas que des terreurs innommables, prises d’otages à
la chaîne, réchauffement de la planète, massacres de masse, enlèvements,
épidémies inconnues, attentats géants, femmes battues, opérations
suicide. Elle a aussi inventé le sourire de Ségolène Royal. C’est un
spectacle de science-fiction que de le voir flotter en triomphe, les
soirs électoraux, chaque fois que la gauche, par la grâce des
bien-votants, se trouve rétablie dans sa légitimité transcendantale. On
en reste longtemps halluciné, comme Alice devant le sourire en
lévitation du Chat de Chester quand le Chat lui-même s’est volatilisé et
que seul son sourire demeure suspendu entre les branches d’un arbre.
On
tourne autour, on cherche derrière, il n’y a plus personne, il n’y a
jamais eu personne. Il n’y a que ce sourire qui boit du petit-lait, très
au-dessus des affaires du temps, indivisé en lui-même, autosuffisant,
autosatisfait, imprononçable comme Dieu, mais vers qui tous se pressent
et se presseront de plus en plus comme vers la fin suprême.
C’est
un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du
cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un
état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus
ressembler à rien.
C’est un sourire tutélaire et symbiotique. Un sourire en forme de giron. C’est le sourire de toutes les mères et la Mère de tous les sourires.
Quiconque y a été sensible une seule fois ne sera plus jamais pareil à lui-même.
Comment
dresser le portrait d’un sourire ? Comment tirer le portrait d’un
sourire, surtout quand il vous flanque une peur bleue ? Comment faire le
portrait d’un sourire qui vous fait mal partout chaque fois que vous
l’entrevoyez, mal aux gencives, mal aux cheveux, aux dents et aux doigts
de pieds, en tout cas aux miens ?
Comment parler d’un sourire de bois que je n’aimerais pas rencontrer au coin d’un bois par une nuit sans lune ?
Comment
chanter ce sourire seul, sans les maxillaires qui devraient aller avec,
ni les yeux qui plissent, ni les joues ni rien, ce sourire à part et
souverain, aussi sourd qu’aveugle mais à haut potentiel présidentiel et
qui dispose d’un socle électoral particulièrement solide comme cela n’a
pas échappé aux commentateurs qui ne laissent jamais rien échapper de ce
qu’ils croient être capables de commenter ?
C’est
un sourire qui a déjà écrasé bien des ennemis du genre humain sous son
talon de fer (le talon de fer d’un sourire ? la métaphore est
éprouvante, j’en conviens, mais la chose ne l’est pas moins) : le
bizutage par exemple, et le racket à l’école. Ainsi que l’utilisation
marchande et dégradante du corps féminin dans la publicité.
Il
a libéré le Poitou-Charentes en l’arrachant aux mains des Barbares. Il a
lutté contre la pornographie à la télé ou contre le string au lycée. Et
pour la cause des femmes. En reprenant cette question par le petit bout
du biberon, ce qui était d’ailleurs la seule manière rationnelle de la
reprendre ; et de la conclure par son commencement qui est aussi sa fin.
On
lui doit également la défense de l’appellation d’origine du chabichou
et du label des vaches parthenaises. Ainsi que la loi sur l’autorité
parentale, le livret de paternité et le congé du même nom. Sans oublier
la réforme de l’accouchement sous X, la défense des services publics de
proximité et des écoles rurales, la mise en place d’un numéro
SOS Violences et la promotion de structures-passerelles entre crèche et
maternelle.
C’est
un sourire près de chez vous, un sourire qui n’hésite pas à descendre
dans la rue et à se mêler aux gens. Vous pouvez aussi bien le retrouver,
un jour ou l’autre, dans la cour de votre immeuble, en train de traquer
de son rayon bleu des encoignures suspectes de vie quotidienne et de
balayer des résidus de stéréotypes sexistes, de poncifs machistes ou de
clichés anti-féministes. C’est un sourire qui parle tout seul. En
tendant l’oreille, vous percevez la rumeur sourde qui en émane et répète
sans se lasser : « Formation, éducation, culture, aménagement du
territoire, émancipation, protection, développement durable,
agriculture, forums participatifs, maternité, imaginer Poitou-Charentes
autrement, imaginer la France autrement, imaginer autrement autrement. »
Apprenez cela par cœur, je vous en prie, vous gagnerez du temps.
Je
souris partout est le slogan caché de ce sourire et aussi son programme
de gouvernement. C’est un sourire de nettoyage et d’épuration. Il se
dévoue pour en terminer avec le Jugement Terminal. Il prend tout sur
lui, christiquement ou plutôt ségolènement. C’est le Dalaï Mama du III
e millénaire. L’Axe du Bien lui passe par le travers des commissures. Le
bien ordinaire comme le Souverain Bien. C’est un sourire de lessivage
et de rinçage. Et de rédemption. Ce n’est pas le sourire du Bien, c’est
le sourire de l’abolition de la dualité tuante et humaine entre Bien et
Mal, de laquelle sont issus tous nos malheurs, tous nos bonheurs, tous
nos événements, toutes nos vicissitudes et toutes nos inventions,
c’est-à-dire toute l’Histoire. C’est le sourire que l’époque attendait,
et qui dépasse haut la dent l’opposition de la droite et de la gauche,
aussi bien que les hauts et les bas de l’ancienne politique.
Un
sourire a-t-il d’ailleurs un haut et un bas ? Ce ne serait pas
démocratique. Pas davantage que la hiérarchie du paradis et de l’enfer.
C’est un sourire qui en finit avec ces vieilles divisions et qui vous
aidera à en finir aussi. De futiles observateurs lui prédisent les ors
de l’Élysée ou au moins les dorures de Matignon alors que l’affaire se
situe bien au-delà encore, dans un avenir où le problème du chaos du
monde sera réglé par la mise en crèche de tout le monde, et les anciens
déchirements de la société emballés dans des kilomètres de layette
inusable.
Quant
à la part maudite, elle aura le droit de s’exprimer, bien sûr, mais
seulement aux heures de récréation. Car c’est un sourire qui sait, même
s’il ne le sait pas, que l’humanité est parvenue à un stade si grave, si
terrible de son évolution qu’on ne peut plus rien faire pour elle sinon
la renvoyer globalement et définitivement à la maternelle.
C’est un sourire de salut public, comme il y a des gouvernements du même nom.
C’est
évidemment le contraire d’un rire. Ce sourire-là n’a jamais ri et ne
rira jamais, il n’est pas là pour ça. Ce n’est pas le sourire de la
joie, c’est celui qui se lève après la fin du deuil de tout.
Les thanatopracteurs l’imitent très bien quand ils font la toilette d’un cher disparu.