Jean Corseul
Merci pour vos éclaircissements. Je crains cependant que vous ne
m’ayez pas lu fort attentivement. Les textes du Coran que vous
citez, je les ai bien souvent commentés ici dans de multiples
interventions, et pour dire aussi qu’ils étaient abominables. Le
jugement que vous portez sur ces points de doctrine, je ne risque
donc pas de le contredire. A la fin de ce texte, je prévoyais ce que
vous pourriez répondre, à savoir que l’islam sait recourir à la
takiya et faire les concessions qu’il faut pour se maintenir à flot
dans les tempêtes, afin de mieux reprendre l’offensive lorsque le
climat sera redevenu plus favorable. Vous allez donc un peu vite en
besogne lorsque vous voulez me faire passer pour l’idiot utile de
l’islam.
Vous ne voudriez pas qu’on massacre les musulmans. Merci pour
eux ! Vous voudriez seulement qu’ils se convertissent au
christianisme. Est-ce bien raisonnable ? Est-ce bien
réaliste ? Dans les siècles passés, le christianisme a eu
ses guerres de religion ; elles ont été violentes, ont créé
un climat peut-être plus atroce que celui dont ont pu jouir les
habitants de Bagdad sous le califat des Abbassides à la fin du
premier millénaire. Le catholicisme a peu varié dans sa doctrine,
mais les chrétiens ont pris peu à peu leurs distances par rapport à des impositions existentielles qu’ils ignorent aujourd’hui à peu près complètement
dans leur très grande majorité et dont ils ne tiennent plus compte
pour organiser leur vie. C’est - j’y reviens – ce que Marcel
Gauchet appelle la « sortie du religieux ». Restent de vagues traditions
pour les mariages et les enterrements ; c’est à peu près tout.
Mettez la main sur un chrétien à la sortie d’une messe et
interrogez-le sur le symbole de Nicée, sur la transsubstantiation,
le dogme de l’Immaculée conception ou la divinité de Jésus, vous
aurez des surprises et ce sera comme si vous parliez chinois à un
Berrichon.
Il y a trente ans, je n’avais pas lu le Coran et il n’y avait
aucune raison, en France, de s’intéresser à l’islam. C’est
seulement dans les dernières années du siècle que les élèves de
mon lycée de banlieue ont commencé à me parler d’un ramadan qui
les faisait beaucoup souffrir mais dont ils ne songeaient pas même à
s’affranchir malgré mes cours sur la philosophie des lumières et
les barres chocolatées que, diaboliquement, je sortais de mon
cartable. Du djihad, on n’avait encore jamais entendu parler dans les journaux.
L’islam, comme le christianisme, a changé. Dans un sens
exécrable, sans doute, et tout à fait inattendu, mais ce n’était
pas une fatalité. Il faudrait en tout cas être soi-même converti à
l’islam des Frères ou des salafs pour croire qu’une pareille
évolution puisse être irréversible. J’ai sous la main le bouquin
de Gilles Kepel intitulé « Jihad », que je n’ai tout
juste que feuilleté. Le sous-titre en est « expansion et
déclin de l’islamisme ». L’auteur écrit : « Tout
indique aujourd’hui que l’heure du postislamisme a donné, et que les
sociétés musulmanes vont entrer de plain-pied dans la modernité,
selon des modes de fusion inédits avec le monde occidental ».
Il a écrit ça au début de ce siècle, avant les printemps arabes
et il les prophétise. L’effondrement de l’islamisme, certes, on ne
le voit pas encore bien clairement, mais qu’est-ce que dix ans dans
l’histoire du monde ?
Je reviens à la « Convention citoyenne » du CFCM, que
vous devriez lire et dont les propositions sont tout à fait
tolérables et acceptables dans les limites que j’ai dites. C’est le
texte qu’on aurait attendu après les crimes de Mehra mais les
responsables du culte musulman, à l’époque, avaient cru pouvoir
s’en tirer avec de vagues déclarations pleines de bons sentiments
face aux caméras. Une manifestation des musulmans contre ces crimes
avait été prévue ; j’y étais allé, pour voir, mais il n’y
avait personne ; c’était reporté à plus tard, et à la date
prévue par le report, il y avait eu trop peu de monde à la Bastille pour
organiser un défilé : la dispersion avait été immédiate.
Par la suite on a pu voir hélas, dans les banlieues surgir des tags
à la gloire du tueur. La première fois, il était peut-être encore
possible de croire à une sorte d’accident de l’histoire. Ce qui
vient de se répéter à Bruxelles et ce qui peut se lire sur les
réseaux sociaux et même sur AgoraVox peut faire craindre le pire.
La réaction du CFCM vient certes un peu tard, mais dès lors qu’elle
est là, force est de constater qu’elle va tout à fait dans le bon
sens.
Il n’y a pas de clergé dans l’islam ; Dalil Boubakeur n’est
pas un pape et les rédacteurs de ce texte ne sont pas ses évêques.
Autrement dit, rien n’oblige les musulmans français à se soumettre
à une autorité centrale, et l’UOIF à la botte des Frères
musulmans et des prédicateurs fous d’Al Jazeera aura bien du mal à
avaler les termes de cette « Convention citoyenne ». Mais
cela aura le mérite d’imposer et de faire apparaître clairement des
discussion au sein de la communauté, et probablement un clivage des
plus nécessaires. L’un des principaux obstacles à l’entrée de
l’islam dans le processus démocratique, explique très bien Philippe
d’Iribarne*, c’est l’obsession de l’unanimité : l’islam devrait
être (ce qu’il n’est évidemment pas du tout !) un et indivisible,
et c’est aussi ce qui a pu expliquer partiellement le silence d’une
instance comme le CFCM : le silence qui permet de masquer les
divisions. Et c’est ce qui explique la marginalisation de tous les intellectuels
musulmans partisans d’un « islam des lumières », pour
reprendre l’expression de Malek Chebel.
Je ne suis pas un progressiste enragé, mais je suis bien obligé
quand même de constater que les lumières progressent et que les
religions du Livre, partout où l’état de l’économie permet une
amélioration du niveau de vie et le développement de la rationalité
scientifique, l’obscurantisme recule. C’est dès le XVIIe siècle,
avec les travaux de Richard Simon, de Spinoza, de Bayle et de
quelques autres, que commence à s’imposer la critique des religions
« révélées ». C’est là que commence l’agonie du
christianisme. L’agonie de l’islam n’en est certes qu’à ses débuts,
mais les horreurs du jihadisme sont déjà comme le premier symptôme
d’une pathologie létale.
*Philippe d’Iribarne - L’islam devant la démocratie – 2014,
nrf