Jean,
C’est une idée bien bizarre que celle
qui consisterait, pour une « réfutation », à quitter le
plan de la raison pour un autre, quel qu’il soit, lequel
n’appartiendrait plus au champ du rationnel. Toute la difficulté
avec cet islam obscurantiste qui inquiète actuellement la société
française aussi bien que les partisans d’un « islam des lumières » -
donc raisonnable -, c’est qu’on arrive à un moment où, précisément,
la raison n’a plus cours. Peut-on raisonner avec un jihadiste ?
Accepteriez-vous de « raisonner » avec un quidam qui vous
enfoncerait dans le nombril le canon d’une kalachnikov et vous
aurait d’avance condamné, sous le prétexte que vous êtes un infidèle,
un juif, un apostat ou un mauvais musulman ?
Tous les hommes, lorsqu’ils agissent,
et même de la manière la plus violente et criminelle, prétendront
toujours qu’ils ont « leurs raisons », quand bien même
celles-ci seront objectivement délirantes. C’est que même les fous, les
paranoïaques, sont des ratiocineurs imbattables. Hommage du vice à
la vertu, sans doute, mais entre ces « raisons »
très particulières, idiosyncrasiques, et la raison du philosophe en
quête de vérités partageables et universelles, il y a un abîme.
Mieux vaudrait ne jamais utiliser le même terme dans des cas de figure si différents.
Vous avez donc « vos »
raisons et vous me les exposez, mais à vous parler franchement, je
ne vois pas en quoi elles pourraient différer, dans le cadre d’une
discussion de cette sorte, de celles qu’un salafiste pourrait développer.
Vous écrivez : « Or, je
tiens, pour ma part , que la vérité n’est pas de nature
rationnelle, mais paradoxale, étant admis au passage que le
rationnel est inclus dans le paradoxal en tant que cas particulier,
tout comme le carré est un cas particulier de rectangle. »
C’est là une bien surprenante
définition de la vérité ! Dois-je vous rappeler que le
paradoxe, c’est une idée qui va contre la doxa, contre l’opinion
commune et qui, en général, comporte une plus grande vérité que
l’opinion du vulgaire. L’idée copernicienne d’une rotation de la
terre autour du soleil, par exemple, a été un sacré paradoxe. En effet, si
on fait exception des tremblements de terre inexistants de mémoire
d’homme dans beaucoup de région, la terre, pour un homme du XVe
siècle, est toujours immobile et c’est le soleil qui bouge :
il était derrière sa maison ce matin et il va disparaître ce soir
de l’autre côté du ciel. Ce n’est qu’au terme d’un raisonnement
très rationnel et qui s’affranchit, comme toute la physique
naissante, de la pseudo-évidence de l’expérience sensible, qu’on en
vient, à l’époque de la renaissance ; à mettre au jour une vérité des plus
paradoxales mais aussi des plus exactes.
Vous écrivez encore :
« l’absurde est ce qui
est réfuté par la raison, et le paradoxal est ce
qui, selon la raison, ne peut exister, et dont la raison ne peut
cependant nier l’existence : le paradoxal est en quelque sorte
ce qui réfute la raison !
Mais vous devriez
bien voir que dans le cas de Copernic puis de Galilée, le paradoxal
n’est pas ce qui « selon la raison ne peut exister » mais
bien plutôt ce qui, selon l’expérience sensible ne peut
exister : mes sens me prouvent quotidiennement que la
terre est parfaitement immobile, et le soleil traverse le ciel d’est en ouest. Ce n’est donc pas « le paradoxal
qui réfute la raison », c’est la raison - paradoxale s’il le
faut - qui réfute, et radicalement, les conceptions naïves,
pré-scientifiques et totalement erronées du sens commun.
Certes, dans
certain cas, le paradoxe peut séduire et conduire à des
aberrations, constituer une sorte de sophisme, tel le paradoxe de
Zénon sur l’impossibilité du mouvement, mais il fallait, pour en
démontrer définitivement la fausseté, un outillage mathématique
dont les Eléates ne disposaient pas encore.
Les sciences, la
philosophie, sont pleines de paradoxes qui sont autant autant de
triomphes pacifiques et définitifs d’une pensée rationnelle
totalement indépendante des cultures et des religions, sur l’opinion
des hommes qui ne raisonnent pas et se contentent de croire ce qu’ils voient.
Vous vous lancez
dans une sorte de discours apologétique sur le christianisme et tous
les bienfaits qu’il aurait apportés à l’humanité. Encore heureux
qu’il n’y ait pas eu que la persécution des hérétiques dès les
premiers conciles, les croisades, le massacre des Cathares, des Juifs, des
protestants par les catholiques et des catholiques par les
protestants. Et j’allais oublier la condamnation de Galilée, et tant de
siècles d’obscurantisme ! Certes, les cathédrales, la
moralisation de la guerre à la même époque, quelques grandes
figures comme François d’Assise ou Guillaume d’Ockham, tout cela
peut ne peut pas être balayé d’un revers de main, mais n’importe
quel musulman n’aura aucun mal non plus à vous prouver de son côté, et à juste titre, que l’islam a eu aussi
un rôle législateur des plus positifs, a produit dans l’art, dans
l’exploration du monde et dans les sciences rationnelles quantité
d’innovations dont nous pouvons encore lui être redevables. Pas mal de massacres aussi, évidemment. Mais comme Dieu semble l’avoir toujours dit par ses prophètes, et bien avant Boris Vian : faut qu’ca saigne !
Je pense quant à
moi – mais on ne refait pas l’histoire !- que si la civilisation
gréco-romaine avait pu continuer à se développer selon sa logique
propre, que si Constantin n’avait pas été sujet à des
hallucinations au pont Milvius (la fatigue ? La chaleur ?), nous
n’en serions peut-être pas à nous inquiéter d’une guerre des
civilisation qui est plutôt une guerre entre un moyen-âge finissant
qui se prolonge du côté du Moyen-Orient et un tout autre monde
infiniment plus complexe et intelligent, dont nous commençons
seulement à pouvoir envisager les promesses.
En opposant un
christianisme déjà mort à un islam très gravement atteint, vous
ne risquez guère de nous aider à sortir jamais d’un moyen-âge très sanguinolent !