Constantin Cavafy (1864-1933)
En attendant les barbares -
- Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?
Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd’hui.
- Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?
Qu’attendent les sénateurs pour édicter des lois ?
C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui.
Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?
Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.
- Pourquoi notre empereur s’est-il si tôt levé,
et s’est-il installé, aux portes de la ville,
sur son trône, en grande pompe, et ceint de sa couronne ?
C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui.
Et l’empereur attend leur chef
pour le recevoir. Il a même préparé
un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
de maints titres et appellations.
- Pourquoi nos deux consuls et les préteurs arborent-ils
aujourd’hui les chamarrures de leurs toges pourpres ;
pourquoi ont-ils mis des bracelets tout incrustés d’améthystes
et des bagues aux superbes émeraudes taillées ;
pourquoi prendre aujourd’hui leurs cannes de cérémonie
aux magnifiques ciselures d’or et d’argent ?
C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui ;
et de pareilles choses éblouissent les barbares.
-Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d’habitude,
faire des commentaires, donner leur point de vue ?
C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui ;
et ils n’ont aucun goût pour les belles phrases et les discours.
- D’où vient, tout à coup cette inquiétude
et cette confusion (les visages, comme ils sont devenus graves !)
Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite,
et tous rentrent-ils chez eux, l’air soucieux ?
C’est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.
Certains même, de retour des frontières,
assurent qu’il n’y a plus de barbares.
Et maintenant qu’allons-nous devenir, sans barbares ?
Ces gens-là, en un sens apportaient une solution.