De la propriété
Cher Monsieur Hum,
1. L’être humain, œuvre de la nature
C’est le 18 octobre 1752 que fut créé à Fontainebleau Le devin du Village par Jean-Jacques Rousseau (JJR). Cette pièce eut un succès retentissant et fut plagiée dans toute l’Europe[1].
Peu après Jean Philippe Rameau accusa JJR d’avoir lui-même copié un compositeur italien. Contre Rameau, ce dernier affirma la suprématie de la mélodie sur l’harmonie. Victorieux de cette controverse, JJR en ressorti cependant fort amer, abandonna toute prétention à réformer la musique française et décida de reprendre sa carrière de philosophe.
Si la Convention de Berne qui protège les droits des créateurs avait existé, si la justice de l’époque avait été efficace, l’histoire de la musique en aurait sans doute été changée, la France aurait probablement adopté une autre notation musicale et plusieurs courants de pensée n’auraient peut-être pas vu le jour.
Ce prélude est utile à qui veut tenter de comprendre le sens des paroles du grand penseur qui a écrit : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». Ces mots tirés du Dscours sur l’origine de l’inégalité (1754) eurent sans doute un retentissement plus considérable encore.
JJR poursuit : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » Ainsi, Proudhon, Karl Marx, Lénine, Staline et Mao, certains soixante-huitards – voire vous-même cher monsieur Hum - ont suivi, au moins pour partie, la mise en garde du grand maître.
Mais ce discours enchanteur n’en
est pas moins ambigu.
Dans son réquisitoire, JJR dénonce les créateurs d’œuvres économiques : « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux. »
« Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes. »
« Cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge ».
« Ces premiers progrès mirent enfin l’homme à portée d’en faire de plus rapides. Plus l’esprit s’éclairait, et plus l’industrie se perfectionna… Ces premiers progrès mirent enfin l’homme à portée d’en faire de plus rapides… Bientôt cessant de s’endormir sous le premier arbre, ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures et tranchantes, qui servirent à couper du bois, creuser la terre et faire des huttes de branchages, qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile et de boue. Ce fut là l’époque d’une première révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété ; d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats. »
« La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution ». « Il est très difficile de conjecturer comment les hommes sont parvenus à connaître et employer le fer »… » « Quant à l’agriculture, le principe en fut connu longtemps avant que la pratique en fût établie, et il n’est guère possible que les hommes sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres et des plantes n’eussent assez promptement l’idée des voies que la nature emploie pour la génération des végétaux ».
« De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice : car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose ».
Paradoxalement, plus la société progresse, plus l’anarchie grandit : « C’est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. »
On est frappé du génie et de l’exactitude du
raisonnement avec lequel JJR développe sa thèse. On est surpris des conclusions
- sans doute parce que les temps ont changé. D’un point de vue philosophique, JJR
n’a peut-être pas tort de rejeter ce monde et valoriser l’état de nature. Le
sage a sans doute raison de se retirer sur une montagne, revenir à l’état de nature,
découvrir la beauté du tao, méditer et suspendre le cours du temps jusqu’à l’illumination.
Mais, à la veille d’atteindre l’éveil parfait et suprême, les cris d’un enfant qui pleure dans son dos, suffisent parfois à détourner le sage de l’objet de sa quête. Socrate a suivi jusqu’au bout les terribles lois de la cité qui l’a élevé. Nous avons un héritage, un destin. Nous ne pouvons sans cesse professer un monde et toucher notre salaire dans l’autre.
Il faut aussi faire face aux réalités et aux défis de notre temps.
2. Le citoyen, acteur de la cité
Les raisonnements que nous tenons depuis le départ, Monsieur Hum, supposent un postulat de départ. Ils ne valent que dans une société civile, avec les citoyens qui l’habitent. Dans un communisme primitif de chasse ou de cueillette ou dans une société esclavagiste d’autres mœurs pouvaient dominer. Si l’être humain ne produit pas, il n’y en principe pas de propriété. Tout ce qu’il consomme est un don gratuit de la terre.
Mais dès que l’être humain récolte et commence à stocker, comme le regrette JJR, il se civilise. Il peut, comme certains animaux, cacher sa nourriture. Mais si quelqu’un la découvre et la prend, il aura le sentiment d’avoir été volé. S’il travaille et cultive son terrain, à la sueur de son front, avec de simples outils de bois, il s’attend à ce que la récolte qu’il stocke soit la sienne. Il n’y a pas d’ordre sans un minimum de justice. L’impôt est nécessaire. Plus la justice est consentie, plus la paix est forte.
A fortiori, dans des sociétés avancées comme la nôtre où le secteur primaire ne représente pas 3% du PIB, les individus s’attendent à recevoir une contrepartie en échange du travail fourni. Chaque heure de leur travail ajoute mille unités au don gratuit de la nature.
L’Etat de droit se veut être juste. La justice n’est évidemment pas de ce monde. Mais il y a des Etats plus justes et moins arbitraires que d’autres. La justice civile se définit, ainsi que JJR le reconnaît, comme une volonté ferme et permanente qui attribue à chacun ce qui lui revient.
Evidemment, l’Etat de droit qui, après avoir instauré l’Etat de bien être cher au Président Roosevelt, est en train de revenir à la loi d’airain de l’Etat gendarme cher à Margaret Thatcher, va générer des troubles intérieurs. Evidemment, l’Etat barbare, qui accepte que de grands trusts menacent et saccagent la planète terre, apparaît grave à beaucoup de nos concitoyens. Evidemment aussi, tout ceci risque d’aboutir à des explosions sociales, des guerres et de terribles dictatures.
C’est pourquoi il faut abandonner le vertige du no future, des subprimes et des taux d’intérêts négatifs pour reprendre racine dans nos valeurs et dans le réel.
Quels sont les fondamentaux de notre société ?
Comment les préserver et les développer ?
[1] A l’âge de 12 ans, Mozart fit néanmoins un grand hommage à JJR en reprenant la pièce et la composition musicale du Devin du village sous le nom de Bastien et Bastienne en 1768.
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