"Nous
vivions jusqu’ici dans un univers solide dont les générations avaient
déposé l’une après l’autre les stratifications. Tout était clair : le
père était le père, la loi était la loi, l’étranger était l’étranger. On
avait le droit de dire que la loi était dure, mais elle était la loi.
Aujourd’hui ces bases certaines de la vie politique sont frappées
d’anathème. Car ces vérités constituent le programme d’un parti raciste
condamné au tribunal de l’humanité. En échange, l’étranger nous
recommande un univers selon ses rêves. Il n’y a plus de frontières, il
n’y a plus de cités. D’un bout à l’autre du continent, les lois sont les
mêmes, et aussi les passeports, et aussi les juges, et aussi les
monnaies. Une seule police et un seul cerveau : le sénateur du Milwaukee
inspecte et décide. Moyennant quoi, le commerce est libre, enfin le commerce est libre.
Nous plantons des carottes qui par hasard ne se vendent jamais bien et
nous achetons des machines à biner qui se trouvent toujours coûter très
cher.
Et
nous sommes libres de protester, libres, infiniment libres, d’écrire,
de voter, de parler en public, pourvu que nous ne prenions jamais des
mesures qui puissent changer tout cela. Nous
sommes libres de nous agiter et de nous battre dans un univers d’ouate.
On ne sait pas très bien où finit notre liberté, où finit notre
nationalité, on ne sait pas très bien où finit ce qui est permis. C’est
un univers élastique. On ne sait plus où l’on pose ses pieds, on ne sait
même plus si l’on a des pieds, on se trouve tout léger, comme si l’on
avait perdu son corps.
Mais
pour ceux qui consentent à cette simple ablation que d’infinies
récompenses, quelle multitude de pourboires ! Cet univers qu’on fait
briller à nos yeux est pareil à quelque palais d’Atlantide. Il y a
partout des verroteries, des colonnes de faux marbre, des inscriptions,
des fruits magiques. En entrant dans ce palais vous abdiquez votre
pouvoir, en échange vous avez le droit de toucher les pommes d’or et de
lire les inscriptions. Vous n’êtes plus rien, vous ne sentez plus le
poids de votre corps, vous avez cessé d’être un homme : vous êtes un
fidèle de la religion de l’Humanité. Au fond du sanctuaire est assis un
dieu nègre. Vous avez tous les droits sauf de dire du mal du dieu."