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Commentaire de Renaud Bouchard

sur 3.000.000.000 € contre 79.000.000 de Turcs dans l'UE : rançon du désastre ou prix du chantage migratoire ?


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Renaud Bouchard Renaud Bouchard 1er décembre 2015 17:16

A vous, lecteurs, cette phrase tirée de la conclusion d’un beau discours de Jérôme Baron à la cérémonie d’ouverture du Festival des Trois Continents, à propos de cette Europe dont Jean-Luc Godard dit, dans Film Socialisme, qu’il espère la revoir une fois heureuse avant de mourir

Moi aussi. Une Europe indépendante, libre, heureuse, puissante, prospère, généreuse, sûre et fière d’elle-même.

"Le festival devait avoir lieu, et il a lieu, nous nous en réjouissons comme tous ceux qui de loin nous ont adressé des messages d’encouragement à tenir les choses telles que prévues cette semaine. Comme cela risque d’être le cas dans beaucoup d’autres manifestations cinématographiques ces prochaines semaines, certaines œuvres présentées se trouvent dans une immédiateté sidérante avec nos actualités. C’est le propre de l’art que de toucher avec l’acuité la plus vive à la complexité qui nous encercle et nous façonne.

Mais à quoi sert­-il vraiment, et à quoi sert le cinéma ? J’ai envie de ne jamais proposer de réponse définitive à cette question et encore moins de la réduire à une astucieuse formule qui tiendrait dans les trois minutes qu’on m’a demandé de respecter pour le bon déroulement de cette soirée d’ouverture. Peut­ être d’ailleurs ne sert­-il à rien. Il aurait alors pour caractéristique essentielle de se soustraire à toute vocation utilitaire. Mais nous sommes nombreux pourtant à être habités durablement par le pouvoir sensible des œuvres que nous croisons. De quoi s’agit-­il alors qui s’immisce en nous si elles ne servent à rien ? C’est que l’art à sa manière, à ses manières devrais­-je dire, est la plus haute conscience que l’homme puisse avoir de lui­-même, de sa destinée, passée, présente, et comme on le sait parfois visionnaire, future. Ce qu’il n’est pas on le sait aussi, il n’est ni clichés, ni routine, ni prévisible, ni slogan, ni mot d’ordre, ni simple opinion, ni promesse, ni reflet de la réalité, et surtout jamais défaite. Il est là, à la frontière de ce que nous sommes et de ce qui s’offre à nous. Un simple battement de cœur.

Malraux en disait d’ailleurs, et c’est là une assez simple et belle définition, qu’il est surtout la seule chose qui résiste à la mort et de construire cette colère nécessaire et parfois prodigieuse contre l’époque et les valeurs qui l’orientent, il est cet endroit de notre monde qui ne veut pas sombrer, celui ne qui tourne jamais le dos au réel même dans l’abstraction dont il est capable. Cette abstraction le peintre Paul Klee la traduisait mélancoliquement par la formule suivante : le peuple manque. Depuis une douzaine de jours, il semble bien ne pas manquer et bien au­ delà de nos frontières touché et questionné par ce drame terrible du 13 novembre, les gens se rassemblent, s’émeuvent, se mobilisent, s’expriment aussi ! Mais de quoi ce peuple est­-il encore fait ? Ou plutôt de quelles virtualités essentielles que nous ne voyons plus qui d’histoire, de douleur et d’espérance appellerait la lumière d’un autre jour ?

Aujourd’hui et demain encore, je crois que nous aurons besoin des œuvres et des artistes pour repenser le sens et la nature de nos engagements, individuels, collectifs, politiques, pour construire non pas un monde pour tous, uniforme, mais un monde où chacun pourrait simplement trouver et tenir sa place. Cela pourrait aussi être une autre définition de l’état d’urgence dans lequel nous nous trouvons comme celui encore d’écrire, ici, les pages d’un roman national enfin actualisé qui nous fait cruellement défaut, qui paraît à certains d’entre nous de plus en plus indéchiffrables, replier aussi sur un dire gelé comme l’écrit si justement Malika Mansouri, et qui au bout du compte vient faire peser sur ce qu’on nomme démocratie un danger tout aussi grand que les violences effroyables qui se sont abattues sur nous. Que devenons­-nous ? Que souhaitons­-nous vraiment devenir ? Nous nous devons de faire de ces inquiétudes qui nous assaillent les leviers d’une pédagogie éclairante dans un contexte où les processus de désociabilisation depuis longtemps en cours prolétarisent comme jamais depuis un demi­ siècle les consciences. Cette prolétarisation, appuyons sur le mot, sociale, intellectuelle, est le socle de toutes les instrumentalisations dont nous sommes les témoins, et les acteurs involontaires, ici ou là. Deux notions, l’ici et l’ailleurs dont nous voyons désormais avec une évidence effarante qu’elles sont dissoutes par les vitesses de notre monde.

Faire bouger nos hiérarchies, questionner nos certitudes et nos valeurs, voilà ce que les œuvres que nous rencontrons font, ontologiquement, car c’est dans leur nature. Dans le concert d’un monde orchestré par les logiques marchandes et spéculatives, un monde aux interactions permanentes, l’art est notre petite Antigone, notre veilleur de nuit, il nous aide à reprendre pied, résiste par les formes et la pensée à la dissolution que nous redoutons tous.

Redonnons­-nous vraiment ce temps de regarder et d’écouter. Regardons­-nous et écoutons­-nous aussi. Attentivement. Acceptons tout autant de désapprendre ce que croyons savoir. Les temps du cinéma nous offrent modestement une première opportunité de prendre la mesure du monde tel qu’il va, tel qu’il vient, et de nous y resituer, du haut bout de notre table, cette Europe dont Jean-Luc Godard dit dans Film Socialisme qu’il espère la revoir une fois heureuse avant de mourir."

Tiré de l’excellent Blog de Charles Tatum : http://susauvieuxmonde.canalblog.com/


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