(...) À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion
peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce
qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il
accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque
un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit
dessus ?… Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est ce
qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise
et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. (...)
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les
sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux
autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection
aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre
qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer
pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour
des combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande
son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se
dépouiller de l’un, et de donner l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses
voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les
plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il
votera toujours. Les montons vont à l’abattoir. Ils ne se disent
rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas
pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera.
Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons,
l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait
des Révolutions pour conquérir ce droit. (...)
Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite
tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce
qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il
te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas
et qu’il n’est pas, d’ailleurs, en son pouvoir de te donner.
L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations,
ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et
ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. (...)
Toutes les époques se valent, et aussi tous les
régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. (...)
Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève.