Seconde partie , suite et fin :
Dans les
faits, Kissinger n’a jamais été inquiété pour ses actions au Chili, où
des milliers de personnes ont été assassinées par les hommes de main de
Pinochet, ou pour le Vietnam ou le Cambodge, où il a ordonné des
bombardements aériens à grande échelle qui ont couté la vie
d’innombrables civils. L’un de ces principaux critiques, feu Christopher Hitchens, a publié en 2001 un pavé accusateur –« Le Procès de Henri Kissinger » – dans lequel il réclamait que Kissinger soit poursuivi "pour
crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et pour infractions contre
le droit coutumier ou international, incluant la conspiration pour
commettre des meurtres, des enlèvements, et la torture".
En
pleine Guerre Sale, bien entendu, les généraux argentins nièrent tout
simplement tout événement malencontreux. Interrogés au sujet des « disparus », le leader du coup d’Etat, le Général Videla, expliqua avec une froide ambiguïté, « Les disparus sont simplement cela : des disparus. Ils ne sont ni vivants ni morts. Ils sont disparus ».
D’autres officiers suggéraient que les disparus étaient probablement en
train de se cacher, préparant des actions terroristes contre la patrie.
En réalité, la grande majorité d’entre eux était brutalisée par des
agents gouvernementaux dans des prisons secrètes, pour être ensuite
– ans la plupart des cas – exécutés. Comme en Allemagne durant
l’holocauste, une grande partie de la population argentine comprenait
ce qu’il se passait, mais gardait le silence dans un esprit de
complicité, ou de peur. Signe d’une époque durant laquelle il était plus
simple de se voiler la face, les Argentins qui assistaient à
l’enlèvement de leurs voisins par des policiers en civil pour ne jamais
revenir adoptèrent une expression qui devint populaire dans le pays : « Algo habrán hecho » – « Ils ont sûrement fait quelque chose ».
De
nombreuses preuves sont là pour confirmer l’insensibilité totale de
Kissinger, pour certaines aussi inexplicables que choquantes. Il y a
aussi une attitude machiste dans certaines de ses remarques. Cela
pourrait se comprendre, peut-être, s’il n’avait jamais vraiment exercé
de pouvoir, comme c’est le cas jusqu’à maintenant du candidat à la
présidence Donald Trump et ses offenses gratuites. Et puis l’on se rend
compte que Kissinger, la plus ancienne et emblématique figure de paria
de l’histoire moderne des États-Unis, n’est qu’un individu parmi toute
une série de personnages à la fois craints et méprisés à cause de
l’immoralité des services qu’ils ont rendu mais toujours protégés par l’establishment
politique en reconnaissance de ces mêmes services. Les noms de William
Tecumseh Sherman, Curtis LeMay, Robert McNamara, et, plus récemment,
Donald Rumsfeld, nous viennent à l’esprit.
Dans le remarquable documentaire d’Errol Morris The Fog War
(2003), nous voyions que Mc Namara, qui était un octogénaire à
l’époque, était un homme tourmenté qui affrontait ses vieux démons, sans
y parvenir, à cause du fardeau moral dû à ses actions en tant que
Secrétaire de la Défense américain pendant la Guerre du Vietnam. Il a
récemment publié un mémoire dans lequel il tente de faire face à son
héritage. A cette période, un journaliste nommé Stephen Talbot l’a
interviewé, et a ensuite obtenu une interview avec Kissinger. Il écrivit
plus tard sur sa première rencontre avec Kissinger : « Je lui ai dit
que je venais d’interviewer Robert McNamara à Washington. Ça a retenu
son attention, tout d’un coup il est devenu sérieux et puis il a fait
quelque chose d’extraordinaire. Il a commencé à pleurer. Mais non, pas
avec de vraies larmes... Tout juste devant moi, Henri Kissinger était en
train de faire du théâtre. « Boohoo, boohoo, » fit-il, en imitant un bébé
qui pleure en frottant ses yeux. "Il s’autoflagelle encore n’est-ce
pas ? Il se sent encore coupable." Il dit cela d’une voix chanteuse et
d’un ton moqueur, en se tapotant le cœur. »
McNamara est mort
en 2009,à l’âge que Kissinger a aujourd’hui – 93 ans – mais les
problèmes de conscience qu’il a publiquement exprimés vers la fin de sa
vie ont aidé à adoucir sa sombre réputation. Maintenant qu’il approche
la fin de sa vie, Kissinger doit se demander quel sera son propre
héritage. Il peut être sûr que, au moins, son inébranlable soutien au
projet de la superpuissance américaine, peu importe ce qu’il aura coûté
en vies, représentera une grande part de cet héritage. Néanmoins,
contrairement à McNamara qui aura tenté d’exprimer une certaine
repentance tant méprisée par Kissinger, celui-ci n’a fait que démontrer
qu’il ne possédait pas de conscience. Et c’est pour cela qu’il paraît
fort probable que l’histoire ne l’acquittera pas si facilement.
Jon Lee Anderson, est un journaliste, contributeur du New Yorker depuis 1998.
Le New Yorker
est un magazine hebdomadaire étasunien fondé en 1935 qui publie des
reportages mais aussi de la critique, des essais, des bandes dessinées,
de la poésie et des fictions. Depuis 2004, il a soutenu les candidats
démocrates à la Maison Blanche. Il est catalogué comme étant de tendance
libérale.
Traduit pour Le Grand Soir par Luis Alberto Reygada (Twitter : @la_reygada – [email protected]).
20 août 2016