3/ Un “Etat azerbaidjanais qui veut
récupérer ses territoires occupés”. Cette
autre formulation répétée en boucle dans de nombreux médias
participe d’une propagande qui néglige insidieusement que ce
territoire historique arménien a juste été donné par Staline à
la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan en juillet
1921 dans le cadre d’accords visant à satisfaire les Turcs
entourant la République d’Arménie. Or les églises arméniennes
de la région datent de plus de mille ans et attestent d’une terre
arménienne bien avant l’avènement de la République soviétique
d’Azerbaïdjan puis de la République d’Azerbaïdjan en 1991. Le
retour à “l’intégrité territoriale” à laquelle les
dirigeants Azéris font allusion pour justifier cette guerre ne date
que de cent ans alors que les Arméniens du Haut-Karabakh ont vécu
chez eux sans discontinuer depuis de nombreux siècles et ont
plusieurs fois été autonomes –autonomie même confirmée en 1923
(Oblast autonome du Haut-Karabakh). Ces simples faits invitent à
faire prévaloir le “droit à l’autodétermination” sur une
“intégrité territoriale” sans grands fondements historiques.
Évoquer cette dernière comme légitime puisque l’ONU a reconnu le
territoire total de la République soviétique d’Azerbaïdjan suite
à son indépendance, c’est poser le curseur de l’Histoire dans
une époque tardive et prolonger l’injustice qui commença avec la
division de l’Arménie et l’intégration d’une de ses parties à
l’Azerbaïdjan, ce qui affaiblit de facto la petite République
d’Arménie dont les ancêtres avaient pourtant tant souffert.
4/ “Des séparatistes soutenus par
l’Arménie”. Au vu de ce qui précède,
l’usage de cette expression à propos des Arméniens du
Haut-Karabakh est clairement inappropriée car elle soutient une
représentation tronquée de l’Histoire. D’autres formulations
médiatiques du même registre –comme “Le
Haut-Karabakhplacéen étau entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan” ou
“Les deux pays convoitent ce territoire” –sont
également coupables d’une incroyable simplification de la réalité
en plaçant dans le même sac l’Arménie qui défend ses
compatriotes au Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan qui voudrait
“récupérer ses territoires”. Résidant sur leur terre
ancestrale et déjà objets de nombreux massacres y compris de la
part des Azéris, les Arméniens qui réclament la reconnaissance de
leur petite “République Autonomie de l’Artsakh” (Haut-Karabakh
en Arménien) ne sont pas des “séparatistes”, ni ne
sont coincés entre deux forces antagonistes : soutenus par leurs
compatriotes en Arménie, ils sont chez eux et veulent y rester et y
vivre dans leurs termes culturels et religieux.
Mentionnons encore depuis quelques jours, à propos du
cessez-le-feu non respecté, des récits médiatiques du type : “Les
deux parties s’accusent mutuellement de violer la trêve”.
Une formulation distanciée qui néglige le fait que les populations
civiles du Haut-Karabakh ont fait l’objet de bombardements azéris
quelques instants après la promesse du cessez-le-feu, des attaques –
avec notamment des bombes à sous-munitions pourtant interdites–
qui continuent à ce jour à être lancées de façon indiscriminée
et font vivre les derniers résidents Arméniens de la région dans
la terreur. La formulation omet par ailleurs que l’Arménie, où le
nombre de réfugiés augmente jour après jour, ne cesse de réclamer
la fin des hostilités et le retour à la table des négociations. La
réalité est que si l’armée arménienne est toujours engagée
dans le combat, c’est en réponse aux attaques continues de la part
de l’Azerbaïdjan, moins intéressée par un compromis diplomatique
que par l’idée de clore militairement la question de la présence
arménienne dans le Haut-Karabakh.
Mis à l’épreuve des faits (qui par manque d’espace ne sont
reportés que partiellement ici), il est évident que les récits
médiatiques de ce type pour rendre compte de ce qui se passe
actuellement dans le Caucase sont non seulement malheureux mais
induisent en erreur le public qu’ils sont censés informer. Et l’on
sait combien les incidences de représentations erronées peuvent
être lourdes… Le sociologue William Thomas a posé il y a près de
100 ans l’idée que le comportement des individus s’expliquait
plus par leur perception de la réalité que par la réalité
elle-même. Or cette perception est façonnée par les mots. Ne pas
tromper l’opinion publique en employant des mauvaises formulations
relève de la responsabilité des journalistes dont certains manquent
d’exigence intellectuelle lorsqu’ils évoquent cette guerre
terrible et inégale. Une règle élémentaire, certes idéaliste,
est pourtant de rester prudent, de se documenter et de contextualiser
les faits avant d’offrir un propos explicatif sur ceux-ci. » »
Christian
Ghasarian Professeur d’ethnologie à l’Université de
Neuchâtel, chercheur associé au LAIOS (CNRS), analyse les
comportements sociaux et les médias Le HuffPost