Artsakh : La diplomatie de la honte
Hier soir à Paris s'est tenue une manifestation, à laquelle j'ai pris part, pour la reconnaissance de l'indépendance du Nagorny-Karabakh, Artsakh en arménien, ce petit territoire du Caucase objet d'une terrible guerre opposant Turcs et Azéris aux Arméniens.
Je vais expliciter le contexte du conflit, revenir sur cette manifestation, tenter de dénouer les véritables enjeux de la guerre et poserai la question de savoir qui peut arrêter Erdogan.
Contexte.
L'Artsakh est une petite région peuplée d'Arméniens, mais aussi, avant les guerres qui suivirent l'écroulement de l'URSS d'une minorité azérie, environ le quart de la population. Enclave arménienne en terre d'Azerbaïdjan elle fut donnée par Staline en 1923 à ce dernier état. A l'époque ce fut une décision purement administrative qui n'engagea pas de déplacement de population ni ne changea la vie des habitants, soumis comme tous les autres Soviétiques à la dictature communiste, ils pouvaient néanmoins conserver leur langue et leur culture.
La dernière constitution soviétique, celle de 1977, prévoyait que chaque région autonome, le Nagorny-Karabakh (Artsakh) en était une, puisse s'administrer de la façon qu'elle souhaitait (dans le respect des règles du socialisme et l'obéissance à Moscou évidemment). La république socialiste soviétique dont ladite région autonome faisait partie devait accepter cette auto-administration, sans trop avoir son mot à dire.
Ce retour historique a son importance car il signifie qu'avant l'écroulement de l'URSS, les Arméniens communistes, donc des Arméniens, avaient le contrôle de l’Artsakh. Représentant les trois-quart de la population, à l'écroulement de l'URSS, les Arméniens ne voulurent tout simplement pas céder ce contrôle.
Avant même l’effondrement de l'URSS, l'Azerbaïdjan retira à la région l'autonomie dont elle jouissait, les Arméniens qui la peuplaient se soulevèrent, s'en suivit une guerre, au final remportée par les Arméniens, qui reprirent à peu près 80% du territoire du Artsakh, plus quelques poches de terrains d'Azerbaïdjan situées en dehors de la région disputée.
Un groupe multi-étatiques fut alors créé pour négocier une véritable paix : le groupe de Minsk présidé par les Etats-Unis, la France et la Russie. En 30 ans il n'a produit absolument... rien.
Malgré le cessez-le-feu, les anicroches vont se faire de plus en plus nombreuses, et de plus en plus graves. Il y aura régulièrement des soldats tués de chaque côté.
La situation reste figée ainsi jusqu'à 2016, date à laquelle l'Azerbaïdjan lance une offensive repoussée en quelques jours. Après cette attaque avortée les anicroches vont continuer jusqu'à la présente guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan le 27 septembre de cette année.
Manifestation du 13 octobre, pour la reconnaissance de l’Artsakh, devant l’Assemblée Nationale.
La première chose qui m'a marqué fut la bonne tenue des gens, pas de cris de haine, même pas à l'encontre de la Turquie. Erdogan, et Aliev ont simplement été traités de “terroristes”, ce qui est quand même objectivement vrai pour des gens qui viennent de transporter des djihadistes sur place, pas de “A mort Erdogan”, “A mort Aliev” ou “A mort les Turcs”.
Nous sommes assez loin des casseurs de banlieue ! Flottaient beaucoup de drapeaux arméniens et de l’Artsakh évidemment, pas mal d’étendards français et même un drapeau de l'Union Européenne ! Même si nous constatons tous l'impuissance de l'Union Européenne à chaque conflit ; ce drapeau rappelait aussi l'attachement de l'ensemble de l'Europe à l'Arménie.
Les manifestants ont commencé en chantant La Marseillaise, nous sommes vraiment très loin des racailles(!) puis l'hymne arménien. Les représentants de la communauté arménienne ont pris la parole, puis plusieurs parlementaires dont madame Valérie Boyer, ancienne députée aujourd'hui sénatrice de Marseille, défenseur acharnée depuis toujours de la cause arménienne ; elle est à l'origine notamment du projet de loi visant à sanctionner la négation du génocide arménien.
Madame Boyer a dit ne pas accepter la réponse à la question qu'elle avait posée au gouvernement sur la situation en Artsakh, sans entrer dans le détail. De fait cette réponse, c'est la neutralité de la France dans le conflit, affichée par le Drian.
Madame Boyer, avec d'autres parlementaires, dont madame Santiago, députée d'Alfortville, ville à très forte communauté arménienne et... l'inénarrable Jean Lassalle notamment se sont engagés à déposer, mardi prochain une motion sur la reconnaissance de l'indépendance de l’Artsakh par la France. Un appel a été lancé aux partis politiques, pour qu'ils reconnaissent, à l'instar du Parti Communiste, l'Artsakh.
Madame Boyer, et c'est la première fois que j'entends ce discours, à ce niveau de responsabilité, rejette désormais le Groupe de Minsk comme autorité légitime. Au vu des brillants résultats dudit groupe cités plus haut, ça se comprend !
L'intervention de Jean Lassalle a été un moment magique. Avec son accent pyrénéen, à couper au couteau, il nous a parlé de l’attachement charnel qu’il avait, comme les Arméniens, à sa terre. Après avoir été plusieurs fois en Arménie, il comprenait et faisait sien le combat de l'Artsakh. Il a soulevé une vive émotion dans l'assistance qui s'est traduite par un record d'applaudimètre !
Désolé pour BHL qui la déteste, mais la France du terroir existe, elle était là ce soir, et en quelques secondes le courant est passé, entre elle et l'Arménie trois fois millénaire. Nous parlions tous la même langue. Un lien magique s'était tissé.
Très forte en émotion également fut l'intervention de la représentante de la Communauté hellénique en France.
Contrairement à ce qu'on dit les media, la manifestation ne rassemblait pas que des Français d'origine arménienne, elle rassemblait des Français de toutes origines.
Enjeux du conflit.
Ce petit territoire de l’Artsakh, n'est pas le véritable enjeu du conflit, il n'en est que le prétexte. La forte implication d’Ankara, revendiquée par Erdogan, le démontre. La Turquie n'a pas d'intérêt sur ces quelques kilomètres carrés séparés d’elle par la république d'Arménie.
En revanche, elle cherche un gain concret à travers la conquête du sud de l'Arménie, y compris la partie située hors de l’Artsakh, pour établir une continuité territoriale avec l'Azerbaïdjan, qui lui permettrait... de commencer une unification du monde turc. Ce n'est pas un hasard si les combats se déroule aujourd'hui, aussi dans le sud de l'Arménie, y compris hors de l’ Artsakh.
Erdogan veut faire avec le monde turc ce que n'avait pas réussi Nasser avec le monde arabe : son unité, aux dépens du pays qui le sépare en deux. Son but n'est pas le Artsakh mais la conquête du sud de l'Arménie, ou de toute l'Arménie.
Lorsque vous intégrez cet élément, vous comprenez pourquoi les négociations autour de l’Artsakh et de son statut, base du cessez-le-feu avorté signé par l'Azerbaïdjan et l'Arménie, sont parfaitement inutiles. Lavrov, comme d'habitude a fait un excellent travail de diplomate, mais sa mission n'a pas intégré la dimension politique réelle du problème qui n'est pas l’Artsakh, mais la volonté d'Erdogan d'annexer dans une sorte d'Anschluss version babouches, la Baboucheshluss ? l'Azerbaïdjan dans une Grande Turquie.
Qui peut arrêter Erdogan ?
Les Arméniens.
Les Arméniens, mais pas seuls, peuvent arrêter Erdogan. Leur détermination est sans faille. Ils se battent pour leur survie. Ils savent que les Turco-Azéris ne s'arrêteront pas à l’Artsakh, c'est l'existence même de leur pays et leur vie qui est visée.
Au contraire les Azerbaïdjanais se battent pour la conquête d'un territoire finalement lointain pour eux, qui leur a été donné, sur le papier, et sur le papier seulement, en 1923 par un grand démocrate, et dont ils n'ont jamais véritablement eu le contrôle ! C'est un peu comme si Hitler avait rattaché la Lombardie à la France de Pétain et qu'on fasse aujourd'hui la guerre à l'Italie pour la reprendre ! Je ne sais pas si vous seriez prêt à mourir pour Milan, moi pas !
Cette différence de motivation joue évidemment un rôle clef, mais face à la collusion Turquie/Azerbaïdjan, les Arméniens sont vraiment peu nombreux. Ils sont 3 millions pour 10 millions d'Azéris et... 82 millions de Turcs.
Les Russes.
La Russie a un accord militaire d'assistance mutuelle (on se doute cependant que c'est plutôt la Russie qui peut défendre l'Arménie que le contraire) à travers l'OTSC et une base militaire sur place (à Gyumri). Poutine a affirmé qu'il interviendrait si les combat se déroulaient en république d'Arménie hors-Artsakh. C'est déjà le cas, Poutine le sait, donc, il intervient quand il veut, ou pas.
Il intervient peut-être déjà à travers le renseignement. Les satellites russes sont tout à fait capables de localiser les forces turco-azéries. L'espionnage russe, Poutine est payé pour le savoir, n'est pas non plus fait pour les chiens.
L'aide à travers le renseignement, si elle a lieu, permet à la Russie de donner un avantage considérable à son adversaire sans attaquer directement l'Azerbaïdjan et donc sans risquer de se froisser avec les républiques turcophones d’Asie Centrale. Ce schéma ne peut cependant fonctionner que si l'Arménie conserve une capacité militaire substantielle, et à terme, il est possible qu'il ne puisse se poursuivre sans l'intervention directe de Moscou.
En tout cas, la Russie n'a pas intérêt à voir se constituer une super-Turquie, toujours membre de l'OTAN, sur son flanc sud.
Les Occidentaux.
Lorsque vous avez la curiosité de parcourir la littérature officielle du gouvernement turc (vous avez raison, je n'ai pas toujours des saines lectures !) vous comprenez que son appartenance à l'OTAN, est un pilier, voire l'épine dorsale de sa politique étrangère. Madame Boyer ne s'est pas trompée lorsqu'elle a proposé de jouer sur ce levier pour arrêter la mécanique infernale d'Erdogan, mais le commandement est à Washington et là, élections obligent, nous sommes dans l'incertitude.
L'Iran.
L'Iran est l'invité surprise de ce conflit. L'alliance de fait entre Israël et l'Azerbaïdjan le vise. L'intérêt de Téhéran n'est pas du tout une victoire turque, qui outre renforcer Israël son ennemi juré, risquerait de faire éclater le pays en en détachant sa partie azerbaidjanaise, le nord-ouest de l'Iran.
Téhéran a traditionnellement une diplomatie très fine et ne claironnera pas de grandes déclarations d'intentions. Mais si se reproduit le scénario irakien, l'Iran, surtout si la Russie est en retrait, pourrait rentrer petit à petit, très discrètement dans ce conflit jusqu'à... devenir un acteur incontournable. Evidemment, il pèserait du côté de l'Arménie avec laquelle les relations sont traditionnellement bonnes.
Pour ne pas conclure
L'issue du conflit n'est pas écrite depuis la planète Mars, c'est l'implication des acteurs qui va en décider. Celle de l'Arménie est pleine et entière. Comme d'habitude l'Occident se débine ou passe du mauvais côté.
La France, nous l'avons dit, vient d'affirmer sa neutralité dans un conflit qui oppose une paisible démocratie qui nous adore à des djihadistes coupeurs de têtes, difficile de faire pire : la neutralité de la honte. Reste la Russie, la grande inconnue, et l'Iran, l'invité surprise.
On sait comment commence une guerre, on ne sait jamais comment elle se termine.
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