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Commentaire de il faudrait

sur Quels souvenirs gardons-nous de nos profs ?


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zoreol il faudrait 16 novembre 2020 17:21

Le « Direx » ou « dix milligrammes » ! 

Le jour de la rentrée à l’internat, en attendant l’heure du rassemblement des nouveaux élèves dans la grande salle d’étude pour le mot de rentrée du Père Supérieur, je me promène avec Lucien, un autre nouveau, au terrain de sport. Au village le terrain de foot était une surface verte au milieu des prés, bien entretenu et de dimensions réglementaires, certes, mais sans prétention. Au Petit Séminaire nous accédons au terrain en traversant d’abord un espace planté de marronniers, dont les feuilles mortes qui jonchaient le sol au mois d’octobre ont gravé dans notre mémoire leur crissement inoubliable sous nos pas délibérément traînants. Cet endroit se prolonge sur la gauche par une large allée avec une belle rangée de marronniers à droite, et à gauche une rangée d’ifs longeant la clôture qui sépare le terrain de la propriété voisine. Derrière les ifs il y a assez de place pour jouer à cache-cache. Sur la droite de la petite forêt de marronniers apparait un stand de tir qui servait une fois l’an lors de la kermesse au début du mois de juin.

Le terrain proprement dit est situé en contrebas et se compose de deux parties. A droite, entouré d’une vraie piste d’athlétisme, un terrain de foot réglementaire. A gauche, un premier terrain de basket, puis un portique de gymnastique sur une aire couverte de sable, puis un autre terrain de basket pour les entraînements, et tout au fond un terrain de volley. Cette enfilade de terrains est bordée à gauche par trois gradins pour les spectateurs lors des matches de basket de championnat qui ont lieu presque tous les dimanches.

Le portique nous fascine, nous n’en avions jamais vu dans nos campagnes. Il y a là des échelles, et que peut-on faire d’une échelle, sinon monter. Tout en haut, la vue doit être belle, on est curieux de voir le paysage de là-haut ! Nos mouvements n’ont pas échappé à cette silhouette sous une longue cape noire qui déambulait sur l’allée entre les ifs et les marronniers en lisant son bréviaire. Aussitôt elle s’arrête, nous interpelle, nous fait un grand signe et d’autorité nous dit « non, non, c’est interdit ! », appliquant avant l’heure le « principe de précaution » qui n’était pas encore inscrit dans la Constitution. Ce jour-là je n’ai pas entendu sa petite voix fluette et chantante, mais aujourd’hui, dans mes oreilles, elle résonne encore « descendez de là, c’est interdit ». Il voulait dire, sans doute, que c’était dangereux. Nous étions à une époque où l’éducation était comprise, non sans un certain sens des réalités, comme un dressage. « C’est interdit » était plus efficace, pour emporter notre adhésion, que « c’est dangereux ». Nous apprendrons rapidement que cette silhouette noire reconnaissable à sa cape et à son béret, était « le Direx », qui avait dans l’établissement le titre de « Directeur ».

En plus de la sévérité déjà signalée à propos de la présentation des devoirs, le Direx avait quelques manies bien particulières. Les punitions destinées à corriger nos défauts étaient « les milligrammes », en référence sans doute aux médicaments qui devaient guérir les maladies. S’il nous disait « dix milligrammes : le signe = doit être dans l’alignement de la barre de fraction », cela signifiait qu’il fallait copier dix fois cette phrase. Autre manie, sa façon de nous interpeller, non pas, comme les autres professeurs, par notre nom, mais par notre prénom précédé de la locution « monsieur de saint… » ; c’est ainsi que pour lui j’étais non pas Drey, mais Monsieur de Saint Francis.

Il avait aussi un souci maladif de la santé et de l’hygiène. Alors qu’il était encore fréquent à cette époque de voir des professeurs fumer en classe, pour lui c’était un scandale, et il nous exhortait à ne jamais prendre cette habitude. Il avait signé une lettre dans le courrier des lecteurs du magazine Science et Vie de l’année 1961, intitulée « la fumée des fumeurs enfume les non-fumeurs ». De manière cohérente, il avait la phobie des microbes, probablement contractée durant son séjour chez les Américains, ces gens qui « n’avaient peur que de deux choses, les microbes et les communistes ». Pour les éviter, il utilisait exclusivement au tableau ses craies personnelles ; pour ouvrir ou fermer les portes, il manipulait les poignées en les agrippant avec un pan de sa cape noire. Cela ne l’empêchait pas, en hiver, d’être victime d’un rhume ou d’une grippe.


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