Quels souvenirs gardons-nous de nos profs ?
L’immonde assassinat de Samuel Paty a mis en lumière les conditions d’exercice des métiers de l’enseignement. Et c’est globalement un portrait élogieux de ces instituteurs et professeurs qui a été dressé dans les médias. Les enseignants méritent-ils tous d’être ainsi louangés ? Non, évidemment. Certes, la grande majorité d’entre eux exercent leur métier consciencieusement et dans le souci de l’éducation des élèves qui leur sont confiés. Mais ce n’est pas le cas de tous…
Le moins que je puisse dire est que – au grand dam de mes parents, heureusement réconfortés par le sérieux de mes sœurs – ma scolarité a été pour le moins chaotique. Mon tempérament naturellement indocile et mes manifestations de révolte contre l’injustice dont il m’arrivait d’être victime m’ont conduit devant de nombreux conseils de discipline. Des comparutions qui m’ont valu, non seulement de fréquentes heures de colle – parfois assorties de rédactions en forme de casse-tête* –, mais également des exclusions provisoires et définitives à répétition.
Au total, j’ai fréquenté, alternativement dans le public et dans le privé, neuf établissements scolaires différents entre l’école primaire et la classe de seconde qui a marqué la fin de mon parcours. Au bas mot, j’ai connu environ soixante-dix instituteurs, puis professeurs dont j’ai pu apprécier, avec mon regard d’élève, les qualités comme les défauts. Globalement, je n’ai pas eu à me plaindre de mon parcours scolaire sur ce plan-là : les enseignants auxquels j’ai eu affaire m’ont, pour la grande majorité d’entre eux, paru des personnes très consciencieuses et disposées à donner le meilleur d’elles-mêmes pour mettre du savoir dans nos têtes d’enfants.
Parmi les meilleurs profs que j’ai rencontrés, il y a eu, dans une Institution religieuse picarde où j’avais été exilé, un abbé qui officiait comme curé dans une paroisse voisine. Cet homme était un féru d’histoire, et tout particulièrement de la Révolution française qu’il voyait sous l’angle de la Liberté du Peuple en passant par pertes et profits les massacres des prêtres réfractaires. Étonnant. D’autant plus que ce prof passionnant parvenait à me captiver, moi le « mauvais sujet » dont l’imagination s’évadait en général de la salle de classe pour s’en aller flâner hors les murs. Or, il advint qu’un jour, cet abbé m’a accusé d’une faute que je n’avais pas commise. Furieux de ma vive et insolente réaction, il est venu se planter devant moi et m’a asséné un violent coup de poing au visage. J’en ai eu la pommette ouverte par la chevalière qu’il portait. Et j’ai vu rouge. En représailles, je suis allé à son bureau où, d’un vigoureux revers du bras, j’ai balayé tout le contenu pour le projeter au sol dans un silence de tombeau. Le soir même, ce prof atypique me présentait ses sincères excuses. Je ne lui ai jamais tenu rigueur du coup qu’il m’avait porté. Bien au contraire, il est l’un de ceux dont je garde le meilleur souvenir, aussi étonnant que cela puisse paraître de nos jours.
Dans le même établissement, j’ai eu affaire à un professeur d’espagnol infiniment plus doué pour nous conter des récits épiques que pour enseigner, non pas sa langue natale – il était catalan –, mais celle de Cervantes. Il n’était pas besoin de le pousser beaucoup, et cela sous une forme des plus familières – « Abdon, une histoire… Abdon, une histoire… » –, pour qu’il abandonne sans trop barguigner les difficultés de la conjugaison des verbes irréguliers hispaniques pour d’épiques et sanglants récits, tout droit venus des temps héroïques du combat des vertueux Républicains contre « les salauds de Franquistes ». Il est vrai qu’il connaissait bien le sujet : il s’était engagé à l’âge de 17 ans au sein de la Quinta del Biberón. Abdon – tout le monde ne peut pas se prénommer Miguel ou Pedro – commençait toujours par les mêmes mots, prononcés avec cet accent caractéristique qui, dans notre imaginaire, apportait encore plus de véracité à sa verve de conteur : « Yeuné yensses… » Nul j’étais en espagnol, nul je suis resté, au grand désespoir de ma mère, hispanophile convaincue ! Mais j’ai beaucoup appris sur la Guerre civile.
Cette institution, où je suis resté neuf trimestres d’affilée – un exploit – m’a également mis en contact avec deux profs de maths eux aussi très atypiques, chacun dans son genre. L’un en classe de quatrième, l’autre en classe de troisième. Tous les deux avaient une étonnante capacité à rendre désespérément ennuyeuse la matière qu’ils enseignaient. Mais ce n’est pas leur incapacité à intéresser leur auditoire qui les sortait du lot des profs sans relief. C’était pour le premier – un franco-libanais homonyme d’un compositeur de la Révolution – sa récurrente manie de sanctionner non les fauteurs de troubles mais leurs victimes. Profitant d’un instant d’inattention de sa part, des objets volants traversaient l’espace pour aller s’écraser sur la tête des fayots. Et si le prof levait les yeux au moment où lesdits objets atterrissaient sur la tête des élèves ciblés, ce sont ces derniers qui étaient bons pour une colle, faute pour l’enseignant de savoir d’où provenaient les projectiles. Ce monsieur avait de la Justice une vision très personnelle. Pour ce qui est de la seconde, ce sont les émanations de méthane récurrentes dont cette vieille fille austère au look improbable, et manifestement sujette à des dérèglements intestinaux chroniques, gratifiait la classe qui la caractérisaient. Cela et une haleine à peine moins nauséabonde. Une altercation avec cette « demoiselle » hors d’âge, provoquée par un ras-le-bol des nuisances olfactives à répétition, m’a valu d’être exclus de cette vénérable institution (cf. De l’influence des pets sur l’enseignement des mathématiques).
Quelques mois plus tôt, j’avais eu à subir dans le même établissement, le plaisir non dissimulé d’un professeur d’allemand qui, pour la moindre peccadille, envoyait les élèves dissipés chez le « préfet de discipline », munis d’un mot exposant le motif de la demande de punition. Ce « brave » préfet, un Irlandais dénommé Fox, avait importé du Comté de Galway d’où il était originaire les méthodes en usage dans la verte Erin. Autrement dit, les châtiments corporels qui prenaient la forme de coups assénés à l’aide de baguettes de différentes épaisseurs pour être plus ou moins cinglantes sur les cuisses nues, pantalon baissé ! (cf. Au bon vieux temps des châtiments corporels dans l’enseignement catholique) Le point positif avec Fox était que l’on pouvait négocier des levées de colle moyennant quelques coups de baguette. Même une colle totale de week-end (interdiction de sortie du pensionnat durant les journées de samedi et dimanche) pouvait être annulée, ce dont j’ai « bénéficié » en deux occasions. Encore fallait-il y mettre le prix : 30 coups de baguettes et un souvenir cuisant durant plusieurs jours. Fox était assurément un sadique. Mais le prof d’allemand l’était tout autant, qui savait pertinemment quelle forme prendrait la punition.
Des professeurs d’allemand, je n’en connu que trois dont une jeune enseignante remarquable au plan pédagogique et plutôt agréable à regarder. Mais plus encore que le pervers punitif de mon institution catho, c’’est le prof de la classe de 6e qui m’a le plus marqué parmi les enseignants de la langue de Goethe. Et pour cause : celui-là était gravement « dérangé du ciboulot » comme nous disions à cette époque, ce que mes condisciples et moi avions constaté dès les premières semaines de l’année scolaire. Que ce monsieur, vêtu d’une ample et austère blouse grise, soit pris de colères verbales aussi violentes qu’intempestives était déjà surprenant, mais il suffisait de faire le gros dos quelques minutes pour que la crise passe. Qu’il s’en prenne à son stylo en le jetant au sol un jour de décembre ne nous a guère étonné dans ce contexte. Mais de là à le voir s’acharner à grands coups de talons rageurs sur ce modeste objet comme s’il se fût agi d’un redoutable reptile, il y avait un pas qui a valu à cet enseignant d’être mis au repos jusqu’aux fêtes de fin d’année. De retour au collège en janvier, nous avons retrouvé notre professeur dans le même état. Deux semaines plus tard, il était interné dans une unité psychiatrique. Il faut dire que sa fureur avait été telle lors d’un cours qu’il avait saisi sa chaise et l’avait balancée avec une violence inouïe dans la classe. Par chance, aucun élève n’avait été blessé. Quant à la chaise, elle s’était fracassée sur l’un des pupitres et agonisait sur le sol. Exit M. le professeur d’allemand.
Autre professeur atypique, cet homme que j’ai eu durant quelques mois en Sciences naturelles. Ses cours auraient pu être bons s’il avait eu la chance d’enseigner dans un climat serein. Hélas ! pour lui, ce prof arborait fréquemment des hématomes au visage, et parfois même des coquards qu’il tentait de dissimuler derrière des lunettes noires difficilement compatibles avec son métier. On a d’abord cru qu’il était d’un naturel bagarreur, ce qui ne nuisait pas à son image auprès des élèves, on était des garçons après tout ! Jusqu’au jour où a filtré la vérité sur son cas : ce prof faisait partie des très rares maris battus par leur épouse. Dès lors, le regard des élèves a changé : il est devenu moqueur et sarcastique, ce qui a très fortement nui à l’autorité de ce malheureux professeur et, par voie de conséquence, à la qualité de nos dissections de bananes et de grenouilles. Je ne sais toutefois pas ce qu’il est advenu de cet homme, doublement meurtri à domicile et au collège. Et pour cause : j’ai été viré quelques semaines plus tard de cet établissement pour une raison que j’ai totalement oubliée.
Impossible de terminer sans évoquer cette bonne Mme Froment, institutrice et épouse du directeur de l’école communale. Cette dame enseignait en CM2, classe où j’étais arrivé, précédé d’une réputation peu flatteuse de « gamin très dissipé » et même, avait dit le très rugueux maître de CM1 à mes parents, de « diable au regard d’ange ». Allais-je encore devoir passer, dents serrées pour ne pas montrer de faiblesse, de fichus quarts d’heure au coin, mains sur la tête et à genoux sur une règle métallique d’un centimètre de section ? Par chance, il n’y avait rien eu de tel avec Mme Froment. Très vite, elle avait compris que mon agitation était liée à un irrépressible besoin de bouger, surtout depuis que, l’année précédente, l’on avait tenté de faire de moi un droitier, ce qui avait débouché sur un cinglant échec. Dès lors, à chaque fois qu’elle constatait que je m’agitais un peu trop à mon pupitre, elle m’envoyait en mission hors de la classe, au prétexte d’aller chercher chez son directeur de mari une boîte de craies, un livre, ou bien encore l’une de ces baguettes qui servaient à désigner sur les grandes cartes murales la position du pas de Calais ou le mont Gerbier-de-Jonc où, comme chacun sait, la Loire prend sa source. Moyennant quoi, de retour en classe, je me rasseyais tranquillement à ma place en attendant que la cloche sonne. Cette année-là s’est passé sans le moindre incident. Merci, madame Froment !
Mis à part ces quelques cas, je n’ai guère de souvenirs précis de mes autres instituteurs et professeurs. Globalement, je me souviens en avoir connu des dynamiques, des farfelus, des passionnants, des chiants, des sévères, des laxistes, des étriqués, des imbus d’eux-mêmes, des flamboyants, des veules, mais surtout des enseignants sans beaucoup d’aspérités en charge d’éduquer les enfants qui leur étaient confiés. Une mission dont ils s’acquittaient en général consciencieusement, et si possible sans faire de vagues, pour autant que je puisse en juger si longtemps après avoir quitté les bancs de l’école.
Et vous, quels souvenirs gardez-vous de vos profs ?
* Parmi les rédactions punitives qui m’ont été infligées figuraient notamment ces deux-là : « Montrer en huit pages qu’il est plus facile de se laver les dents dans un verre à pieds que se laver les pieds dans un verre à dents » ; « Décrire en huit pages une boule de billard blanche ».
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