@Francis, agnotologue
L’extrait complet. Je vous conseille d’aller regarder le film :
Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut
déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés.
Et en effet ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner
sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des
propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des
morts qui croient voter.
Comme le mode de production moderne les a durement traités !
De progrès en promotions, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné
ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les
humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé ; ils n’en
ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce
qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses
malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans
goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ;
continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans
l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui
correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin
de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et
hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie
présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent
des imbéciles.
Ils meurent par séries sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à
chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs
aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples
entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs
éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence
physique, intellectuelle, mentale. On leur parle toujours comme à des
enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent
bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides,
devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations
paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe
quoi en le leur disant n’importe comment ; et aussi bien le contraire
le lendemain.
Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux
faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue ; séparés par leur
incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la
consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l’envie la moins
fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, ils sont
même séparés de leur propres enfants, naguère encore la seule propriété
de ceux qui n’ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces
enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions
informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ;
méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les
fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont
par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là.
Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre
eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.