Escale en fête
Mantelot : le saut dans l'histoire
Il est des lieux qui portent en eux toute la charge émotive du passé ; Mantelot est de ceux-là. Le canal latéral à la Loire, durant près d'un siècle, s'arrêtait là. La Loire se dressait alors sur le chemin des bateliers. De l'autre côté de la rivière, le vieux canal de Briare leur ouvrait la porte vers Paris.
Il fallait traverser un fleuve qui ne s'en laisse jamais compter, braver le courant et les obstacles, se mettre en travers du flot pour atteindre l'autre rive et cette écluse qui permettait de retrouver calme et sérénité. Mais en attendant, il y avait l'enfer, le grand saut dans l'inconnu. Le passage dont parfois on ne revenait pas.
Les hommes avaient aménagé ce saut du diable pour en permettre la folie. Un duit canalise les eaux du fleuve, il vient briser un peu de sa force tout en octroyant un chenal pour permettre de manœuvrer dans suffisamment d'eau. Sur le pont situé en aval, un escalier à vis autorise l'utilisation d'un cheval pour haler le bateau jusque-là. C'est ensuite qu'il faut tenter le diable et changer de rive …
Pour permettre aux bateliers de se reposer avant cette terrible aventure, une gare à bateaux. Le canal devient plan d'eau majestueux. C'est un grand espace ombragé tout près de la ville de Châtillon-sur-Loire. Le visiteur d'aujourd'hui peut admirer ce lieu. Hélas, il n'y a plus au milieu de l'eau la splendide halle métallique qui trônait alors au cœur du site. Elle est aujourd'hui à Châteauneuf-sur-Loire et, l'imaginer là, au cœur des bateaux, avive mes regrets de n'avoir pu jouir de ce spectacle !
Les hommes y vivaient peut-être leurs derniers instants de quiétude. La traversée a avalé son lot de mariniers. Les naufrages n'étaient pas rare. La manœuvre périlleuse et les risques immenses. Un bateau lourdement chargé qui doit affronter le courant en travers est une proie idéale, d'autant qu'à l'époque, il n'y avait pas de moteur. C'est la traction animale d'abord puis humaine qui assuraient l'opération.
À l'ancre et à la chaîne, les matelots avançaient grâce à une technique longuement acquise. Les guindeaux démultipliaient les tensions. Il fallait faire preuve de force et de précision et espérer que rien ne viendrait mettre en péril cet équilibre instable. Hélas, il demeurait toujours un risque et nombreux furent ceux qui chavirèrent au moment le plus crucial.
Les mariniers d'alors mettaient un point d'honneur à ne pas savoir nager. Folie sans doute, qu'on a désormais bien du mal à comprendre. Elle s'explique dans un contexte bien différent du nôtre et il n'y a pas à juger de cette pratique. Pourtant c'est bien elle qui augmenta singulièrement le nombre des victimes parmi ces gars pour qui Mantelot devenait le dernier tombeau.
Alors, quand on franchit l'écluse ici, c'est avec un pincement au cœur. Tout ce passé resurgit ; impossible de l'oublier : il s'impose à chacun d'entre nous. La beauté du site aide à ce plongeon dans les heures glorieuses de notre marine. Je ne connais personne qui n'ait été ému par ce site historique, bouleversé par l'évocation de son passé, emporté par la beauté du lieu.
Les hommes ne sont pas fous. Ils se mirent en quête d'une solution moins risquée, d'un détour moins coûteux. Monsieur Eiffel dressa un canal par-dessus la rivière, il fit son pont-canal, cet ouvrage d'art métallique qui sonna le glas du port de Mantelot. L'endroit fut alors délaissé, oublié. On vendit sa halle et le passé fut effacé des consciences locales. Il faut reconnaître qu'il était lourd de bien trop de deuils douloureux.
Si tout s'efface, si tout finit par disparaître, le tourisme permet parfois des renaissances ; c'est ainsi que vous pouvez à nouveau admirer, en pleine gloire, ce symbole des temps héroïques de la marine de Loire. Même si ce lieu ne marqua qu'un bref instant l'histoire de la navigation, il est si chargé de mémoire qu'il ne pourra vous laisser indifférent.
Et si vous avez le bonheur d'y passer quand des nostalgiques avec leurs bateaux de bois célèbrent à leur manière leurs glorieux devanciers, le détour que vous aurez pris la peine de faire vous comblera de joie. Quant à ceux qui, pour la première fois, passeront du canal à la Loire, ils garderont éternellement, j'en suis certain, un souvenir magnifique de ce moment de grâce et d'émerveillement.
C'est l'ingénieur Lejeune qui a élaboré la conception et assuré le suivi de la réalisation du passage sur la Loire entre les écluses de Mantelot, rive sud et l'écluse des Combles, rive Nord. Il a effectué les premiers plans en 1831 en envisageant déjà à l'époque un pont-canal. Celui-ci s'avère impossible à cause de la longueur qu'il devrait avoir. C'est donc un système de traversée à niveau qui sera définitivement adopté. Châtillon -sur-Loire est situé à 6 km en amont de Briare, Une carrière, sise à Mantelot, va favoriser les travaux, c'est ce qui emportera le choix définitif.
C'est à la fin de 1833 que débutent les travaux mais les pluies torrentielles de cette année-là les ralentissent . Cinq années, sont nécessaires pour construire les écluses de Mantelot et de Combles ; le passage est donc ouvert en juillet 1838 mais les travaux se poursuivront jusqu'en 1841.
Trois épis submersibles sont implantés au milieu du fleuve pour créer un chenal. Quatre mille cinq cents mètres d'ouvrage d'art sur le fleuve : des prouesses techniques qui vont précéder les exploits à venir des mariniers. Tout ce travail pour quelques années seulement de fonctionnement, car en 1896, le pont-canal de Briare provoque le fermeture du site de Mantelot.
Il faut reconnaître qu'il y avait en moyenne dix naufrages par an en cet endroit et qu'il fallait mettre fin à cette hécatombe. Le pont-canal s'imposait pour des raisons économiques. La dimension humaine arrivant toujours en dernier recours.
de Roger Semet
À trois heures, tout l'équipage était rassemblé. Savoir le François Labergère et le René Nicolas Rageaud. Il faisait absolument noir.
« On peut pas tirer à deux pour le moment, dit le François, à caus' de la largueur du P'tit Bassin. T'vas tirer tout seul jusqu'à l'écluse. Faut ben qu'te commences ! Attends, bouge pas : j'm'en vas t'fair' voir à t'harnacher. Passe d'abord le lâ autour de ton ventre. Ser'pas trop ! Maint'nant, t'vas t'empiller dans la bricole … comme ça … bien à plat sur ton épaule. Te sens qu'ça va ? … a pu qu'à accrocher la bricole au verdon du batiau … t'as vu ? … j'va t'donner un coup de main pour saquer jusqu'à c'qu'on soyer sortis d'l'écluse ! »
Ils éclusèrent d'eux-mêmes ; l'éclusier n'était pas tenu d'officier avant le lever du soleil.
« À c't'heure, dit le François, t'vas passer sul chemin de contr'halage. Moi, j'ai l'habitude de tirer à droite. » Un toueur de chaque côté du plan d'eau, jarrets tendus, échines plongées à quarante cinq degrés, mains rasants le sol, les deux verdons de chanvre formant un large V dont la proue du bâtard constituait la pointe, lentement, centimètres par centimètres, l'énorme masse s'arracha à son inertie et commença de charruer l'eau inerte du « Vieux Canal »
Le bateau lancé, c'est surtout pour les haleurs, une question de rythme à maintenir
Une pesée de l'épaule, un temps mort … pesée de l'épaule, temps mort, … pesée, temps mort, … pesée, temps mort, … de loin en loin, un petit pas en arrière pour décoincer ses vertèbres et avaler une copieuse goulée d'air. Et l'on recommençait … pesée, temps mort, … un, j'appuie, deux : je relâche … ne jamais perdre un iota de la bonne vitesse acquise ! …
Bien que taillée dans une forte toile de vingt centimètres de largeur, bien que matelassée, la brocile finissait par exercer sur la clavicule une pression intolérable. Alors, on la désembouclait, on la laissait tomber autour de la taille et marchant à reculons, on tirait avec les reins, bras ballants, les talons des sabots s'appliquant à mordre le sable de la berge … L'épaule reposée, on se rempillait dans la sangle et l'on recommençait à touer, le nez dans le prolongement de celui du bateau.
Hormis un arrêt d'une heure aux environs de midi, ils halèrent toute la journée. N'amarrant le trente « trente mètres » qu'à l'approche de la nuit, dans le petit port de Pierrefite-sur-Loire. Ils avaient fait une quinzaine de kilomètres.
Il leur fallut quatre jours, plus la moitié d’un pour arriver à Decize où la Loire et le canal latéral et le canal du nivernais se rencontrent. Et où, sur deux mille mètres du fleuve, les bateaux sont halés par un toueur à vapeur, à chaîne noyée.
« Avant c’te toueur, dit le François, y avait des charretiers qu’tiraient les bateaux avec des chevaux et même des bœufs. Tu parles d’un métier … Entre les écluses de Châtillon et des Combes, du même et du pareil avant qu’y construis’ le grand pont-canal de Briare. P’t’èt qu’un jour y aura des mécaiqu’ pour remplacer les zhaleurs tout l’long du canl ... »
Le tronçon de la Loire navigable traversé, ils reprirent la bricole pendant quelques centaines de mètres, jusqu’au port de saint Thibault où les attendaient le chargement de moulée à transporter à Saint-Mammès. Moulée venue du Morvan tout proche par le canal du nivernais.
Saint-Thibault expédiait quatre sortes de bois : les traverses pour le chemin de fer, le bois de mine, la charbonnette coupée à soixante-sept centimètres et la moulée, coupée elle, à un mètre quatorze. La moulée de bois tendre, tremble ou bouleau, était destinée surtout aux boulangers parisiens, celle du bois dur, chêne ou foytad, aux papeteries.
À l’aide d’une brouette à hautes-ridelles, François et Canéné empilèrent leurs cent quatre-vingt tonnes de moulée dans le Péguinadigoin en deux jours. Et le grand voyage commença.
Croiser une autre bateau constituait une manœuvre toujours sujette à vicissitudes. Bien que les règlements de la navigation intérieure fussent clairs et impératifs :
-
Si l’un des bateaux est vide, il se range du côté du halage
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Si les deux bateaux sont pleins ou vides, le bateau montant se tire du côté du halage.
Cela, c’était la théorie. La pratique se relevait d’un maniement plus délicat ; les exigences de la priorité s’accordant malaisément avec celles, épouvantablement sourcilleuses, de la fierté canalous. Des conflits de préséance éclataient qui se traduisaient par des échanges d’insultes et des menaces d’une si admirable efficacité qu’il arrivait à l’un des pèlerins de traverser le canal à la brasse pour aller se colleter sur la rive opposée avec l’autre.
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