Le Mont, je le connaissais bien sûr comme beaucoup d’entre vous, mais amoureuse des sables, je n’en avais pas encore fait le tour à marée basse, quand la lumière se prend dans le filets des eaux stagnantes, dans les flaques laissées là par la mer, retirée si loin et si absente, qu’elle n’ait plus, à l’horizon, qu’une ligne fluide, à peine discernable. Organisé par un ami, à l’intention d’un petit groupe amateur de randonnées, nous avons arpenté, avec un guide et durant 4 heures, les alentours du Mont Saint-Michel jusqu’au rocher de Tombelaine, immortalisé par la légende d’Hélène, qui se jeta dans le vide en apprenant la mort de son beau chevalier. Ici l’histoire s’est gravée dans la pierre et a été imaginée, rêvée, composée comme un grand poème épique dans ces étendues d’onde marine de 50.000 hectares, qui sont comme un immense respir et communiquent à chaque voyageur ou pèlerin un indicible sentiment d’intemporalité. Il faut tenter d’imaginer qu’il y a 10.000 ans, l’homme courait après le mammouth dans ce qui devait ressembler à une toundra, mélange de mousse et de lichens. Pourquoi cette Merveille, qui défie les lois de la pesanteur et même du simple savoir-faire humain, s’est-elle érigée au milieu de cette baie, sur une roche à l’accès périlleux, faisant fi de toutes les difficultés, lorsque l’on sait, qu’à l’époque, le Mont était encerclé par les eaux - et que celles-ci peuvent monter, à certains moments de l’année, à la vitesse d’un cheval au galop - mais notre guide a précisé pas d’un anglo-arabe, d’un percheron ? N’empêche que tous les éléments étaient réunis pour faire de cette édification une bravade, comme l’homme les aime, afin de se mesurer à l’impossible.
Partis à 13h15, nous sommes une vingtaine pieds nus à nous engager sur l’étendue qui s’ouvre devant nos yeux d’un paysage habité par le ciel et tout d’or vêtu. Le premier kilomètre n’est pas facile car nous commençons par une zone de vase, la plus proche du Mont, extrêmement glissante, qui fait que chaque pas s’effectue à la limite du déséquilibre. Obligation d’avancer les bras un peu écartés pour assurer sa marche. Ensuite nous abordons une zone, non seulement glissante mais mouvante, qui ondule curieusement à notre passage, si bien qu’il est conseillé de laisser une distance entre nous et d’avancer régulièrement comme le montagnard le fait lors d’une ascension, afin d’éviter l’enlisement, chose toujours possible, ce que notre guide va s’empresser de nous démontrer. Il s’immobilise un instant et, aussitôt, s’enfonce jusqu’au haut des cuisses. Les appareils de photos crépitent. Pour s’en sortir, il lève d’abord une jambe, s’agenouille, lève l’autre, s’agenouille encore - nous sommes toujours à genoux ici, dit-il avec humour, au pied de Saint Michel - et parvient à s’arracher à la succion exercée par l’eau et le sable, mais il a tout de même prévu des cordes, au cas où... La fin du trajet sera plus confortable, sauf pour la voûte plantaire mise à rude épreuve par le relief du sable bourrelé par les vagues, qui ne permet jamais au pied de reposer à plat, mais c’est si beau, la lumière y joue une symphonie si éblouissante, les oiseaux une partition si vaste, que les 4 heures de balade nous donnent l’illusion de nous être immergés dans un songe.
En 708, Saint Aubert, anachorète comme de nombreux moines de l’époque, à la suite de plusieurs apparitions de l’archange Michel, décide de fonder un sanctuaire qui lui sera dédié. En 711 le roi Childebert III sera le premier pèlerin à venir y prier, très vite suivi par une foule recueillie en provenance de l’Europe entière. En l’an 1000, on compte entre 10 et 20.000 pèlerins par jour et le Mont Tombe est devenu le lieu le plus fréquenté de l’Occident chrétien. Charlemagne va d’ailleurs mettre la France sous la protection de ce viril archange, capable d’en découdre avec l’ange du mal et d’en triompher. L’importance prise par le Mont incite les bénédictins à s’y installer pour assurer une permanence spirituelle. Ce sont eux qui introduisent les troupeaux de moutons qui pâtureront allégrement dans les herbus, mais qui ne seront utilisée ni pour leur laine ( d’assez mauvaise qualité ), ni pour leur viande ( les moines n’en mangent pas ), mais pour la fine peau des agneaux qui servira à fabriquer les parchemins avec lesquels ils confectionneront les admirables manuscrits calligraphiés et enluminés qui sont désormais conservés au musée d’Avranches. Ce musée recèle un trésor d’environ 70 ouvrages, s’échelonnant du Xe au XVe siècle.
Durant la guerre de Cent ans, les Anglais vont occuper la France, à l’exception du Mont qu’ils ne parviendront jamais à annexer. Bien qu’une forteresse ait été bâtie sur Tombelaine, dans l’attente de l’assaut décisif, il semble que l’archange Michel se soit révélé être un protecteur hors pair, car les anglais feront chou blanc devant ce rocher invincible. A la Révolution, tout changera, les bénédictins seront obligés manu militari d’abandonner leur abbaye qui deviendra une prison, jusqu’à ce qu’elle soit réhabilitée par Napoléon III qui, à l’évidence était un homme de goût, et remise en état - car elle était en ruine, par les élèves de Viollet-le-Duc. Cette restauration, sous la surveillance du maître, comprendra la réalisation de la flèche flamboyante - qui rappelle celle de Notre-Dame - surmontée de l’archange, qui fut réalisée de 1890 à 1897 par Petitgrand, remplaçant la toiture à 4 pans de jadis. Ces restaurations, admirablement conduites, eurent le mérite de raviver le souvenir du Mont et d’en refaire, non plus un lieu de pèlerinage, mais de tourisme avec, hélas ! le mercantilisme que cela suppose. Il est de nos jours le monument le plus visité après la tour Eiffel. Aussi est-il difficile de s’isoler un instant de la foule ( sauf en hiver et en semaine ) qui ne cesse d’y déambuler. Mais sur les sables, vous ne croiserez que quelques promeneurs ou cavaliers. Vous serez assurés de n’y entendre que le sifflement du vent et le cri des oiseaux de mer, d’y marcher des heures en silence et d’y contempler le Mont sous tous ses angles, dans son éternelle beauté, ayant surmonté les outrages de l’histoire et du temps. Une petite communauté de la Fraternité de Jérusalem assure les offices et les retraites pour les quelques pèlerins d’aujourd’hui en manque de spiritualité. Ils viennent au monastère ressourcer leurs forces vives, y réapprendre le silence, le recueillement, la contemplation, la prière. De toutes parts, ils découvrent les sables à l’infini, les lignes du lointain horizon ; ils voient la mer partir et revenir, le flot s’enrouler dans sa vague, la lumière s’y mirer doublement dans le ciel et les sables et la nuit former, autour du Mont, un grand châle de ténèbres. Voilà dressé pour la postérité ce que des hommes qui n’avaient alors, pour travailler la pierre, que leurs mains et leur foi, ont su réaliser ; voilà ce qu’ils nous ont légué à force d’humilité, de patience et de courage ; voilà à l’égal des cathédrales, des abbayes, des forteresses, des châteaux, des cloîtres, l’oeuvre de leur esprit et de leur coeur qui, même réduite à l’état de ruine, sera belle à voir encore dans 5000 ans, parce que pétrie d’amour et de sagesse. Et nous, hommes et femmes du XXIe siècle, que laisserons-nous ?
Très agréable, cette balade en votre compagnie autour du Mont.
Encore que je ne sois personnellement pas très attiré par les sables de la baie, au point d’avoir toujours différé le classique aller et retour entre Genêts et le Mont via Tombelaine.
Je préfère le sol ferme des digues ou le tapis herbu des prés salés d’où la contemplation du Mont est tout aussi belle et parfois rendue plus bucolique encore par la présence de ces fameuses brebis dont on déguste les gigots dans les auberges de la région et des limicoles omniprésents autour des vasières.
« Voilà ce qu’ils nous ont légué à force d’humilité, de patience et de courage » écrivez-vous des bâtisseurs médiévaux. A juste titre, certes, mais aussi à force de mégalomanie car nombre des constructions, tant religieuses que militaires, qui font la fierté de notre patrimoine ont été le fait de seigneurs ou de prélats avant tout soucieux de faire mieux, plus haut et plus beau que leurs rivaux.
Ainsi en allait-il jusque dans les villages, et si vous ne les connaissez pas, courez voir dans les Monts d’Arrée les célèbres enclos paroissiaux de Guimiliau et de Saint-Thégonnec, séparés par seulement 3 kilomètres. Tout y est : l’église, la porte triomphale, l’ossuaire et le prodigieux calvaire où foisonnent les personnages de granite. Des monuments d’une finesse et d’une beauté exceptionnelles.
Tout cela dans de très modestes paroisses rurales. Tout cela parce que chacune d’elles voulait posséder le plus bel enclos du diocèse. Enfoncés ceux de Sizun, la Martyre, Lampaul. Orgueil, quand tu nous tiens…
Un mot pour finir : il est vrai, comme vous le soulignez, que même à l’état de ruines, ces monuments conservent une grandeur et une beauté sans pareilles. Parfois sont-ils mêmes encore plus séduisants par le romantisme qui se dégage de leurs moignons de pierre envahis de lierre ou des croisées d’ogives dissimulées dans le feuillage des sycomores et dans lesquelles les chocards se réfugient pour nicher...
On pourrait même entendre le chant des mouettes et voir le mouvement des vagues à la lecture de votre article...
Que même l’ange de l’erreur régnerait partout et sur beaucoup d’esprits endormis, il ne pourrait pas toujours triompher de sa malice au Mont St Michel, orgueil viril aussi quand tu nous tiens...
Dans la visite de cette région (la basse normandie) on peut y découvrir la représentation du Mont St Michel sur la fresque de Bayeux longue de 70 mètres et 50 centimètres de haut.
Oui je connais les enclos paroissiaux de Guimilliau et de Saint Thégonnec qui sont des merveilles. Je crois que l’essentiel était, en ce temps-là, de faire ce qu’il y a de plus beau en l’honneur de Dieu. Il faut se rappeler la grande ferveur religieuse qui régnait alors, particulièrement en Bretagne, l’ampleur des pélérinages, le caractère mystique des Bretons. Je ne crois pas à une mégalomanie de leur part, c’est une tendance très contemporaine. Autrefois, on avait le souci du travail bien fait et cela dans les plus humbles détails, on prenait son temps, on avait un goût artisan de l’art. Rendons-leur l’hommage que méritent ces bâtisseurs et sculpteurs de la pierre. A propos de très belles ruines, vous avez raison de penser à Jumièges. J’y pensais aussi en lisant votre premier commentaire et avant d’avoir eu connaissance du second.
Vous avez raison concernant les enclos de parler plutôt de ferveur religieuse. Cependant la mégalomanie n’est pas seulement un phénomène moderne, elle a toujours été présente dans l’histoire de l’humanité, la pyramide de Chéops ou le colosse de Rhodes (pour ne citer que ces deux réalisations) l’ont parfaitement illustré dans l’antiquité. A l’inverse, les pyramides précolombiennes relevaient sans doute plus de la piété religieuse.
D’un Mont Saint-Michel à l’autre, il y a aussi celui du Monte Sant’ Angelo en Italie. Presque oublié aujourd’hui, ce sanctuaire du Gargano, l’éperon de la botte italienne, fut l’un des plus célèbres de la chrétienté. Et l’un des premiers puisque la tradition y place l’apparition de l’archange à la fin du Ve siècle. Bien avant le mont de Normandie, bien avant la dévotion à saint Jacques en Galice, Saint-Michel du mont Gargan draina des millions de pèlerins vers sa grotte sacrée. Et tous ceux qui se rendaient en Terre sainte en s’embarquant dans les ports du sud de l’Italie venaient saluer l’archange.