Vermeer, les républicains socialistes et le marché de l’art
L'argent est le nerf de la guerre. Rien n'était plus vrai qu'en ces temps où l'esprit de nation n'existait pas. Les Sept-Provinces (Hollande) et ses marchands protestants rebelles achèteront leur indépendance en louant des mercenaires pour s'émanciper des emprises catholiques avec une guerre de trente ans, la plus meurtrière d'Europe jusqu’alors.
Vermeer peintre subira les contraintes calvinistes quand son découvreur ne retiendra de cette histoire que l'aboutissement d'une révolte réussie.
Le traité d'indépendance des « Provinces-Unies » sera signé à Utrecht, ville dont la nef de sa cathédrale s’écroulera pour la couper en deux, symbole conservé de la rupture de la ville avec les catholiques. La petite statue de son grand homme le Pape Adrien VI témoigne encore de son passé. L’insurrection produira des changements brutaux auxquels les artistes seront astreints dont Vermeer converti au catholicisme, une décision audacieuse dont on ne nous a pas dit les conséquences.
Bien après sa mort, Vermeer sera donc découvert par un français opposant au régime du Président Louis Napoléon ; Théophile Thoré alias Bürger, républicain socialiste et connoisseurship (amateur et marchand d’art). Avec son ami Proudhon, exilés ils se retrouveront aux Pays-Bas dans ces provinces détachées des protestants calvinistes avec des juifs nombreux qui les avaient rejointes. Un terreau favorable aux idées des activistes français, avec l'art pour contribution à l'expression de leur politique.
Après les conflits entre puissances et les guerres civiles religieuses, « libéré » du modèle catholique avec ses références anciennes (1), une société nouvelle de marchands dominants naîtra. Calvinistes, luthériens et juifs avaient en commun une haine farouche contre les puissances catholiques. Les représentations artistiques subiront les interdits des commerçants calvinistes parvenus riches, aux antipodes des canons artistiques de l’Opéra Garnier que construisait le devenu empereur Napoléon III. Thoré et Proudhon trouveront dans la transformation de ces provinces avec leurs peintres rééduqués l’illustration d’une nouvelle société possible à construire comme ils la voulaient pour leur nouvelle France.
Ils vanteront l’école hollandaise et sa peinture de « la vie vivante » pourtant soumise aux diktats calvinistes.
« Le banquet des officiers » - Frans Hals. Les représentés payaient parfois pour s’afficher sur l’œuvre.
Thoré trouvait ici argument contre l’école italienne qu’il jugeait décadente et le moyen d’alimenter un combat politique dont l’art et la peinture étaient une des facettes. Ce « siècle d'or » du XVIIe principalement commercial, rompait avec « l'âge d'or » de la peinture néerlandaise du XVe siècle de Van Eyck et son Agneau Mystique, Van der Weyden… en écho au Quattrocento et sa Renaissance naissante qui subjuguera l'Occident.
Partie de « Rolin et la Vierge » Van Eyck - Louvre. Chancelier du Duc de Bourgogne fondateur mécène des Hospices de Beaune.
Si comme il se dit l’épanouissement de la peinture flamande débute avec l'Agneau Mystique des frères Van Eyck en 1436, alors la révolution calviniste y mettra un point final en 1579. Elle interdira et détruira les représentations religieuses, avec la furie des iconoclastes protestants qui durera vingt ans. Le chef d'œuvre absolu de l'Agneau Mystique leur échappera, caché pendant ces années dans le clocher de la cathédrale de Gand. La peinture sera sous surveillance.
Chez Vermeer à Delft la « Nouvelle Eglise » et « l’Ancienne Eglise » rebaptisées conservent l’extérieur éblouissant des constructions gothiques, quand l’intérieur nettoyé de ses attributs artistiques par les protestants, plonge le visiteur dans l’austère idéal calviniste.
Et aujourd'hui...
Après avoir pris son billet au bar d’un établissement qui devait être la sacristie de l'église Saint-Pierre à Leyde, on découvre l’aménagement du chœur de l’église avec son bar et ses fauteuils dans ce qui est devenu un salon événementiel. L’architecture gothique magnifique de l’église spoliée est devenue froide comme un hall de gare un jour de grève en hiver, un cadre magnifique sans toile.
Eglise Saint-Pierre - Leyde
Les protestants dépouilleront les églises comme les musulmans à Constantinople avec Sainte-Sophie transformée en mosquée ou Saint-Sauveur-in-Chora en 2020 encore.
Les calvinistes ici en feront des temples, puis aujourd'hui des lieux d'exhibition avec bar et fauteuils.
Un peu plus loin, un lit et des emballages vides en cartons complètent la décoration, probablement pour rappeler les origines marchandes du "siècle d'or".
Ces réminiscences du sentiment calviniste acrimonieux qui a mûri jusqu’à son expression contemporaine, évoquent le rejet de la société qui donnait naissance à « l’âge d’or » de leurs prédécesseurs peintres du XIVe s. dans ces Provinces alors catholiques.
Vermeer renégat, devenu catholique s’y soumettra peut-être plus durement que d’autres, une de ses premières toiles « Sainte Praxede épongeant le sang des martyrs » sera quasiment sans suite.
Les communautés juives seront accueillies favorablement malgré les tensions graves entre ashkénazes et séfarades. Témoignage possible d’une entente judéo-protestante préférée, la synagogue du XIXe s. le long du vieux canal sera classée « Monument national » …
… pas l’église gothique Saint-Barthélemy du XIIIe s renommée par les protestants « Vielle Eglise » avec une destination récente...
La Hollande des Provinces-Unies a conservé des traces de ses ressorts anticatholiques qui n’ont pas fait obstacle (au contraire ?) à l’admiration de Thoré et Proudhon pour cette société nouvelle libérée de ses origines culturelles.
La notoriété de ces productions artistiques nombreuses au service de riches négociants, restera limitée à ces territoires et ne sera révélée que tardivement ailleurs, Vermeer compris. Thoré et son compère regardaient l’art aussi par le prisme politique, Proudhon sera critique d'art occasionnel avec l’idée de rattacher l'art à un système social, un amour de la nature et de l'art non conventionnel. Thoré écrivain socialiste siégera pourtant à l'Assemblée constituante des conservateurs et s'occupera de la création d'un ministère des beaux-arts. Exilé pour dix ans il retrouvera aux Pays-Bas la peinture de ceux qu’il appelait les « petits maîtres » auteurs d'indiscutables réussites artistiques, bien que sans comparaison avec celles influencées depuis la Renaissance qui inondaient les palais et monuments religieux ailleurs en Europe.
Ces peintres du nord illustraient un idéal politique nouveau possible pour nos dissidents qui négligeront les tueries et les carcans calvinistes de leurs origines. Les révolutions détruisent, interdisent et tuent, celle des hollandais protestants chemin possible pour leurs idées n'y a pas réchappé.
A en juger par ce qu’ils en diront, on peut penser que l’histoire des révoltés de ces Provinces-Unies aura influencé leurs sentiments pour cette peinture, reflet d’une société déliée de la monarchie espagnole et de son art religieux catholique aux influences antiques qui émerveillait depuis des siècles. Ils lui auraient attribué l’invention d’un univers moral et intellectuel nouveau, reflet d’une liberté politique et religieuse, exemple d’une réussite révolutionnaire. Ceux français de 1797 pilleront l'Italie au nom d'une conquête artistique libératrice des arts avec Napoléon qui remplira Le Louvre. Chacun utilise l'art pour ce qui lui convient.
D’autres y verront plutôt d’intransigeants néolibéraux calvinistes qui ravageront les églises (2), et utiliseront le couvent des Clarisses de Delft comme poudrière, Vermeer sera témoin de son explosion (*). La devise de Thoré « l’art pour l’homme » avait-elle un sens au pays des iconoclastes répressifs ?
Le politicien, marchand et féru d’art, avait déjà parcouru des collections de la Hollande à la Suisse à la recherche d’œuvres pour ses ventes, il présentera donc Vermeer dans ce contexte, « Un art nouveau pour une société nouvelle ». Aussi peut-on se demander s’il vantait la découverte des œuvres d’un artiste inconnu ou s’il promouvait un marché nouveau, celui de la peinture hollandaise plus délaissée qu’admirée et alors abordable avec « La jeune fille à la perle » qui valait 2 florins ? Thoré bobo avant l'heure ? Aurait-il produit Vermeer comme la Warner ses films ou l’utilisait-il à des fins politiques ? Il fera connaître Vermeer en publiant des articles sur le peintre et ses toiles « authentiquées » dans la Gazette des beaux-arts dirigée par Houssaye un autre opposant au régime, royaliste lui. On peut s’entendre sur ce qu’il faut changer et pas nécessairement sur ce qui suivra.
S’ensuivra un emballement progressif pour le peintre en contraste avec sa vie et sa réputation jusqu’alors (2).
Par quels moyens ...
Oublieux de ses penchants politiques qui l’avaient exilé, Thoré utilisera son entregent pour glisser ses toiles lors de « l’exposition rétrospective de tableaux anciens empruntés aux galeries particulières » en 1866 au Palais des Champs-Elysées. La proximité des exposants marquis, vicomtes et autres barons n’étant plus un obstacle pour la commercialisation des produits de l’ancien exilé activiste socialiste. Le catalogue qui liste les œuvres et les propriétaires ne fera pas mention de Thoré, pourtant il exposera onze toiles de Vermeer dont six lui appartenaient. Exposées à côté de Botticelli, Angelico, Boucher, Delacroix, Velasquez… elles profiteront de cette proximité pour leur publicité. Par la suite certaines de ses toiles seront réattribuées à d’autres peintres, peu importe le but était atteint ; la promotion du produit Vermeer en boostant au passage sa valeur marchande. Comme Christie’s a su le faire avec son Salvator Mundi à l’auteur incertain vendu 450 millions de dollars.
Thoré interviendra auprès de riches collectionneurs pour distiller son peintre, la notoriété de ces nouveaux propriétaires et le prix des acquisitions cautionnant la valeur du peintre. Sa célébrité subite forgée sans lui deux siècles plus tard, pouvait laisser pantois.
Les musées anglais et américains changeront d’avis, Vermeer jusqu’alors « non éligible » entrera sans filtre au musée.
Pourtant...Vermeer faussaire de ses œuvres ?
De son temps des toiles de Vermeer seront signées Pieter de Hooch ou d’autres pour être vendables ou vendues plus chères. Aussi un catalogue produit par Thoré, présentera 73 Vermeer dont 45 lui seront finalement attribuées. Aujourd’hui on n’en retient plus que 37. Identifier les toiles d'un hauteur si ancien en en connaissant si peu sur lui devait être une gageure, Thoré s’était investi plus que d’autres pour en connaître sur le peintre, dont il découvrira que Carel Fabritius aurait été son maître tué dans l'explosion (*) qui ravagera Delft. Il révélera aussi l’existence de trois ou quatre autres peintres du nom de Vermeer (van der Meer ?).
La nébuleuse des marchands d’art requiert une qualité existentielle pour leur business, la discrétion. Chaque erreur est un grain de sable dans la machine à brasser des fortunes.
Indépendamment de cet affairisme spéculatif avec ses pratiques douteuses, dans un environnement propice aux vents nouveaux avec des impressionnistes en devenir, la réputation de Vermeer poursuivra son chemin au point d’être l’instrument des excès du marchandage d’art de ce début de XXe siècle.
S'en suivra la révélation d’une inconsistance académique à propos de l'authenticité des toiles de Vermeer, en même temps qu’elle posera la question du fondement de la notoriété de l’artiste. Qu’est-ce qu’une réputation sinon l’entraînement des foules guidées par les caciques du monde de l’art et leurs relais marchands, musées compris ? Les circuits bien huilés fabriquent la cote et le succès des artistes. Hors du sérail l'avis général ne vaut pas, jusqu’à ce que la renommée établie échappe à ses promoteurs, l’ochlocratie des amateurs d’art amateurs aussi, s’y substitue. Qui oserait nier que l’exposition de Vermeer de 2023 à Amsterdam était celle du siècle comme on nous l'a tant rabâché ?
Longtemps l'art est resté une exclusivité aristocratique ou ecclésiastique comprise et financée par les seuls membres de ces milieux. Depuis ils ont été débordés par les érudits que sont les marchands, historiens de l'art, critiques et autres techniciens dont la compétence se mesure à leurs diagnostics. Comme à la Cour, les juges en manque de certitudes recourent aux experts, l’analyse microscopique valide la valeur esthétique.
On verra que Vermeer malgré lui deviendra aussi un éblouissement aveuglant. Victime de son succès, il contribuera à reposer la question du bienfondé de sa réputation planétaire, avec l’histoire qui suivra (3), une démonstration de la valeur des œuvres qui n’est pas toujours celle qui s’impose. Avoir admirer une toile de Vermeer qui ne l’était pas devrait rendre circonspect.
Qui nous assurera que les toiles de Vermeer n'auront pas la destinée des oignons de tulipe dans son pays ? Ce marché était semblable à celui de l’art, réservé aux milieux des plus aisés. En 1637 la Tulipomanie, une spéculation délirante sur le marché des bulbes, provoquera le premier krach boursier.
Illustration haut de page Quentin Metsys.
(3) Vermeer et le faussaire (à venir), une mise en perspective de nos jugements.
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