6 boules rouges pour Julie
Julie-Victoire Daubié, ce nom ne dit probablement rien à la majorité de nos compatriotes. Cette femme du 19e siècle a pourtant laissé une trace indélébile dans l’histoire de l’éducation des jeunes filles, mais aussi dans celle du féminisme. Deux dates ont particulièrement marqué son existence : le 17 août 1861 et le 28 octobre 1871…
Rien ne prédisposait Julie-Victoire Daubié (1824-1874), huitième enfant d’un couple de la petite bourgeoisie catholique lorraine – son père était « cadre », dirait-on de nos jours, à la Manufacture royale de ferblanterie de Bains-les-Bains – à donner son nom à tant d’écoles, de rues, de places, de locaux universitaires et de promotions étudiantes de notre pays. Rien. Et certainement pas son modeste statut d’enseignante, validé l’année de ses 20 ans par la délivrance, le 31 août 1844, du « certificat de capacité » indispensable pour devenir institutrice laïque (une « lettre d’obédience » de l’évêché en tenait lieu pour une enseignante catholique).
Or, il se trouve que la jeune femme a soif de connaissances. Elle poursuit même un objectif inédit : être la première personne de son sexe à tenter d’obtenir le baccalauréat dans une société dominée par les hommes où, trop souvent, le rôle des femmes est réduit à la tenue du domicile et à l’éducation des enfants. Rien, remarque-telle, ne s’y oppose dans les textes, « ni dans la Loi salique, ni dans le Code Napoléon ». Portée par son ambition, Julie montre une détermination sans faille. Le grec et le latin sont au programme des épreuves. Qu’à cela ne tienne, elle étudie ces langues au contact de Florentin, l’un de ses frères prêtres. De même réussit-elle à être admise – hors des heures d’ouverture au public – à étudier la zoologie dans le cadre très masculin du Muséum national d’histoire naturelle grâce à une autorisation de Geoffroy Saint-Hilaire.
Hélas ! pour Julie, les épreuves du baccalauréat demeurent rigoureusement interdites aux jeunes filles et aux femmes. Et sans doute le fussent-elles restées encore longtemps si Julie, nourrie au fil des ans de l’observation des ouvrières de la manufacture royale de Bains-les-Bains, mais aussi de celle des paysannes de la Vôge et des servantes de la bourgeoisie lorraine, n’avait en 1859 osé présenter un texte à un concours organisé par ces doctes messieurs de l’Académie des Sciences, Belles lettres et Arts de la ville de Lyon. Dans cet essai, intitulé La femme pauvre au XIXe siècle, Julie professe notamment qu’il conviendrait d’« élever le salaire des femmes à l’égal de celui des hommes lorsqu’il y a égalité de services ou de travail », une parité encore rarement atteinte 162 ans plus tard !
Contre toute attente dans ce monde d’hommes, c’est le texte de Julie-Victoire Daubié qui gagne le Premier prix de ce concours. Jugé digne d’une plus large diffusion, cet essai sera réédité en 1867 pour l’Exposition universelle de Paris et une nouvelle fois récompensé lors de cet évènement. Entretemps, encouragée par ce succès, Julie décide de braver l’interdiction des femmes pour tenter sa chance au baccalauréat. Soutenue par le philosophe Francisque Bouillier et par le très influent homme d’affaires saint-simonien François-Barthélémy Arlès-Dufour, sa candidature est retenue : Julie est inscrite à la faculté des Lettres de Lyon pour faire valoir ses connaissances aux examinateurs.
En ce temps-là, il n’y a pas de notes au baccalauréat, mais un système composé de boules de bois peintes qui perdurera jusqu’en 1890 : boules rouges, avis favorable ; boules noires, avis négatif ; boules blanches, abstention. Après avoir rendu ses copies puis répondu oralement aux questions posées par les examinateurs – cette fonction était alors exercée par des professeurs de la Faculté –, le verdict tombe lorsque sont alignées les boules. Avec 6 rouges contre 1 noire et 3 blanches, Julie est brillamment reçue au baccalauréat ès-lettres le 17 août 1861. Âgée de 37 ans, elle devient la première femme bachelière française. Un « exploit » que salue Francisque Bouillier : « Aujourd’hui, par son exemple, [Julie-Victoire Daubié] ouvre une nouvelle voie aux femmes, plus nombreuses qu’on ne le pense, qui, comme elle, ont reçu en partage la force, la volonté et les dons de l’intelligence. » D’autres suivront, en effet, à l’image de Melle Chenu à Paris et Melle Perez à Lyon en 1863…
Après avoir créé à Fontenoy-le-Château une entreprise de broderie, notre diplômée monte à Paris. Désormais domiciliée dans la capitale, elle collabore à des journaux économiques, donne des conférences à contenu social, et publie des essais dont l’un, Du progrès dans l’enseignement primaire, lui confère un statut d’experte. Cela lui vaut en 1870 d’être sollicitée pour participer aux travaux d’une Commission municipale dédiée à ce sujet. La bonne éducation des enfants est évidemment une priorité, mais les droits des femmes sont tout aussi importants aux yeux de notre bachelière : exaspérée par la discrimination électorale – on vient de lui refuser l’inscription sur les listes parisiennes –, Julie crée une Association pour le suffrage des femmes, le vote de celles-ci étant, affirme-t-elle, de nature à « moraliser la vie politique ». L’année suivante, dans le même esprit, elle fonde l’Association pour l’émancipation des femmes.
Parallèlement à ces engagements, elle prépare un autre défi, personnel celui-là : obtenir une licence ès-lettres. Hélas ! pour elle, les amphithéâtres de la Sorbonne restent interdits aux femmes. Elle ne peut donc y suivre les cours. Mais l’inscription en licence est libre, aucune disposition légale ne mentionnant expressément l’exclusion des femmes. Toujours animée de la même détermination, Julie travaille en solitaire et s’inscrit aux épreuves. Elle les passe sans encombre. Et c’est ainsi que, le 28 octobre 1871, Julie-Victoire Daubié devient la première femme licenciée ès-lettres de l’histoire universitaire de notre pays.
Pas question de s’arrêter en si bon chemin : après la licence vient le temps du doctorat. Julie s’y emploie sur un thème de thèse sans surprise : La condition de la femme dans la société romaine. Hélas ! pour cette figure marquante du féminisme et de la pensée saint-simonienne, la maladie freine son élan avant de contrarier définitivement son projet : Julie-Victoire Daubié décède de tuberculose à Fontenoy-le-Château le 25 août 1874, la veille de ses 50 ans. Elle est inhumée dans le cimetière de ce village vosgien.
En 1997, le conseil municipal de Fontenoy fait réaliser sur le pignon d’une maison située au cœur de la localité une fresque en l’honneur de cette militante féministe trop méconnue. On peut y lire « La femme deviendra dans la société tout ce quelle sera capable d’être ». Grâce à l’action des militantes féministes, mais aussi à l’ouverture d’esprit de quelques hommes dégagés des préjugés qui ont si longtemps prévalu, de grands progrès ont été accomplis au fil des décennies. Julie-Victoire Daubié, par son exemple, en a pris sa part en ouvrant la voie à de nombreuses luttes pour les droits des femmes. Mais le chemin à parcourir pour atteindre la parité dans tous les domaines de la société reste long et semé d’obstacles. Et pas seulement dans les pays obscurantistes qui persistent à maintenir les femmes en état d’infériorité.
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