99 francs : une œuvre sans concession

L’introduction de 99 francs, adaptation cinématographique de l’excellent roman de Frédéric Beigebeder, a de quoi donner des sueurs froides à tous les fans de Jan Kounen n’ayant pas su digérer le virage radical pris par le réalisateur depuis sa rencontre avec le shamanisme. Sur l’écran apparaissent en effet des formes mouvantes, véritable kaléidoscope de couleurs vives supporté par des sons étranges rappelant le gros trip sensitif qui clôturait le fascinant Blueberry. Nouvelle invitation au voyage vers la paix intérieure ? Que non puisqu’un lent travelling arrière dévoilera au spectateur que ces tâches étranges appartenaient à une affiche publicitaire observée au microscope, comme si le caméraman avait zoomé à outrance dans un écran de télévision allumé sur les réclames de TF1. En une poignée de secondes et un seul plan, Kounen vient donc de résumer la pensée de Baudrillard quand celui-ci évoquait la disparition de Dieu (la quête mystique de Blueberry) au profit de simulacres (l’univers de la pub de 99 francs). Ou quand l’écran hypnotise les masses au point de lui fait perdre le contact avec la réalité. Bad trip total !
Loin d’être un simple pamphlet contre la société de consommation maquillé en Fight Club frenchy, 99 francs pose avant toute chose un regard désespéré et corrosif sur notre monde moderne ravagé par la bêtise. L’endormissement des consciences, l’éloge de la facilité et de la connerie, l’infantilisation des masses par des costards-cravates dépourvus d’imagination (les séquences impliquant le président de Madone, la boîte de pub, sont imprégnées d’une terrifiante vérité)... Tout cela est brocardé avec une violence sidérante, le petit confort occidental devenant une immense pancarte publicitaire photoshopée et cauchemardesque qu’il devient urgent de fuir à grand coup de drogue (titre du film dessinée avec de la coke). Par tout un jeu de références cinématographiques (la musique d’In the Mood for Love, le bébé planète de 2001, un délire trash en cartoon) et d’emprunts à la publicité (notamment des musiques entrées à jamais dans l’inconscient collectif, comme celle des spots Dim), Kounen évoque notre perception du monde totalement conditionnée par le déversement ininterrompu d’images quotidiennes, allant jusqu’à insérer une multitude d’écrans de télévision lors du suicide du héros, Octave, comme si ses souvenirs devaient nécessairement prendre la forme d’un film. Le but n’est nullement de servir un discours alarmiste sur l’impact des images sur le spectateur (du style « voir de la violence rend violent »), mais au contraire d’inviter celui-ci à comprendre ce qu’il voit et à décrypter la façon dont les publicitaires envoient leur messages, de sorte à ne pas être qu’un simple cerveau disponible. En filmant l’envers du décor de la conception d’une pub jusqu’à son tournage, en réemployant certains codes visuels pour mieux les détourner (dont un hilarant texte à lire image par image) et en adoptant le choix audacieux de la double fin, le réalisateur de Blueberry nous propose de voir au-delà du champ étroit de la caméra... Une séquence absente du livre (centrée autour d’une barre chocolatée), insiste d’ailleurs sur la nécessité de faire tomber symboliquement les murs du bonheur artificiel et grotesque vendu par les multinationales et de se soustraire au diktat des médias abrutissants.
Kounen ne crache pas vraiment sur la pub, laquelle lui a d’ailleurs permis de se faire une place dans l’audiovisuel. Il fustige juste la médiocrité érigée au rang de nouvelle référence culturelle. Au détour d’une séquence, il contemple ébahi des spots créés autrefois par Ridley Scott ou Etienne Chatillez et utilise la voix-off de Jean Dujardin (brillant, forcément,) pour coucher ses propres pensées de cinéphile passionné, regrettant le nivellement par le bas qu’opèrent désormais les entreprises, y compris les chaînes de télévision, toujours plus consensuelles. Absence de prise de risque, ambition esthétique zéro, discours lissé comme un cul, mépris du consommateur et du public... Un plan fugace presque subliminal, situé à la fin du film, ne laisse planer aucun doute sur les intentions du réalisateur. On peut y voir le personnage d’Octave dans les rayons d’un supermarché entouré de logos vantant les mérites du « nouveau film avec Jean Dujardin ». Par ce biais, Kounen manifeste le désir de ne pas voir son œuvre associée à un banal produit calibré pour « prime time » sur TF1, refusant de se noyer dans la masse des comédies populaires à la française pour ne pas finir sur une étagère étiquetée Rires et chansons. Ironiquement, c’est ce fameux plan qui a inspiré l’affiche finale au film, seule et unique concession de l’auteur aux producteurs (l’affiche originale, avec son cerveau empaqueté, était nettement plus en accord avec le propos). Comme quoi le combat face au géant capitalisme est probablement perdu d’avance, quand bien même les ondes de TF1 ou les écrans des multiplexes seraient pris en otage. Kounen aura beau s’accorder un petit rôle en résonance avec ses aspirations méditatives, le dernier acte de son adaptation, à la fois différent et complémentaire de ce que nous proposait Beigbeder, et nous laisse un goût terriblement amer en bouche. Un héros exilé rattrapé par les prémices d’une civilisation déjà envahie par les marques sur les tee-shirts. Un héros pourchassant un bonheur utopique dont la pub s’est déjà réappropriée. Un héros qui comprend qu’il avait déjà tout ce qu’il fallait, surtout l’amour, mais qu’il le cherchait encore parce qu’il le considérait comme un produit consommable donc périssable Un héros qui disparaît au son d’un chant mélanésien extrait de La Ligne rouge de Terrence Malik, prouvant si besoin était que Kounen a parfaitement assimilé le sens de ses références sans jamais sombrer dans la citation facile et creuse.
Situé quelque part entre la veine subversive d’American Psycho et de Fight Club, porté par un Jean Dujardin transfiguré en double filmique de Beigbeder et bénéficiant d’une mise en scène audacieuse en totale adéquation avec son sujet, 99 francs est une œuvre sans concession, le remède miracle contre une production audiovisuelle française ankylosée, hypocrite et « molle du derche ». La scène bonus située après le générique de fin, incarne à elle seule tout le malaise qu’on peut ressentir au terme de la projection. Un mélange d’espoir (abandonner notre obsession du matérialisme pour revenir à quelque chose de plus pur et simple) et de désespoir ; n’assistons-nous pas déjà aux prémices de la publicité vantant un mode de vie idéaliste ? Rhône Poulenc : Bienvenue dans un monde meilleur ?
Nicolas Marceau
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