A la belle jeunesse
Georges Steiner dit quelque part que la langue allemande fut si déshonorée par les nazis, qu’elle en est morte, devenue régionale et impropre aux échanges. L’honneur du français se fait vieux, il s’étiole. J’ai vu des lycéens faire les yeux ronds à l’écoute des interviews du film Le chagrin et la pitié, ne plus rien comprendre aux prises de paroles ouvrières enregistrées par Chris Marker aux sorties d’usines...
Prolétaires, paysans, pharmaciens et notaires tenaient leur langue bien en place, jusqu’aux années soixante, ayant été frottés de près par des instituteurs ou des curés qui ne mâchaient point leurs mots. Ils s’étaient trouvés honteux suffisamment de fois, peut-être avaient-ils porté un bonnet d’âne... Ces générations-là tenaient à la propreté de leurs phrases comme à celle de leurs habits du dimanche, en tout cas, leurs comptes se faisaient aussi au café du ccommerce...
Je me rappelle les parties oratoires, dans le tramway de Saint-Etienne, quand on y entrait comme dans un moulin et qu’on en sortait sans passer par la porte... Une dame, en uniforme, à casquette et sac de cuir, se fendait un passage entre les imperméables, les chapeaux mous et les filoches, la main droite en l’air, qui tenait une planche à billets de six couleurs, pour vendre leur place aux usagers... Cette incarnation bien en chair de l’autorité s’attirait toutes sortes de compliments dans les embouteillages, certains ne faisaient pas de bruit, mais la plupart consistaient à rire de la condition humaine et de la vanité des grands, la contrôleuse faisant office d’intermédiaire... L’accent stéphanois se chargeait de la musique et des bonnes moeurs, les jeunes apprenaient la répartie, les langues bien pendues venaient s’y recycler... On pouvait aimer la langue française chez son coiffeur et sur les marchés.
Les années quatre-vingt sont passées par là. Un ambitieux profita du mois de mai pour descendre une rose au Panthéon, fleurit le caveau de Jaurès et tordit un autre jour le cou de la Sociale, comme on le fait aux alouettes... Sur les décombres de leur bonne volonté, les Français se payèrent ou furent payés de mots. Puisqu’il fallait prendre son parti du chômage, se féliciter de ses dettes et vendre les bijoux de la grand-mère, de purs esprits de l’Egalité se rabattirent sur les femmes et les enfants, pendant que les vilains garçons de la Réalité jouaient à la Bourse et aux plans sociaux. La quintessence des luttes descendit sous le préau des écoles, et tout un peuple de pédagogues crut casser du bourgeois en cassant la grammaire... Ivresse du carnage, des vide-greniers... tels des ottomans dans Byzance ou des croisés à Jérusalem, on vint avec sa foi montrer de quel bois on se chauffait... Ce bois venait d’Amérique... Là-bas, des pélerins avaient inventé la "CHILD-CENTERED-ACTIVITY-BASED-LEARNING"... traduire " La pédagogie centrée sur l’élève..." Cette merveille consistant à encourager la construction de son savoir par l’élève lui-même, à mesure de ses désirs et de son rythme... Les Américains laissèrent tomber, s’apercevant que le système garantissait aux pauvres de rester sur la touche et aux riches de s’en sortir... Mais puisque nous étions à gauche, et en France, rien ne pressait pour nos futurs chômeurs... La République n’ayant pas besoin de savants, l’ignorance devint tant bien que mal une marque de citoyenneté, le handicap, un mérite, l’aveuglement, une non-voyance, la surdité, un "mal-entendu"... L’orthographe, une obsession de rupins... La conjugaison, une folie destructrice... Léducation, un service public, et la réussite, une entrée naturelle de l’existence... Projets d’élèves, projets d’établissements, projets de vacances... Une jeunesse perpétuelle saisit le petit monde des "apprenants"...
L’autre façon de faire le ménage fut de caler les petits yeux sur des tubes cathodiques et de boucher les jeunes oreilles avec des balladeurs... En moins d’une génération, le vocabulaire courant du damoiseau ou de la jouvencelle rejoignit celui des chimpanzés de laboratoire, niquer sa mère devint plus fréquent que l’épluchage des patates... On en est aujourd’hui à donner des cours de langue française aux polytechniciens... Des tuteurs expliquent aux "majeurs" qui débarquent à l’Université l’usage du livre et du calendrier... comptent avec eux sur les doigts le nombre de siècles qui séparent Azincourt de juin 1940... La Grande Révolution Pédagogique a bouclé sa boucle, on est sûr d’avoir fait table rase du passé... Pour faire la somme de leurs performances, les pédagos disposent désormais de 89 items d’évaluation des enfants au CP, ce qui permet qu’un tiers des entrés en sixième ne sache pas lire, un quart des bacheliers ne faisant guère mieux... On n’en finit donc jamais, du bonheur d’être ensemble, comme le disent en riant jaune les faits divers, et comme le crient les idéologues de l’éducation. La poire est mûre pour le commerce des diplômes : il coûtera fort cher d’apprendre la prose, et plus cher encore d’apprendre par coeur la liste des rois de France et celle des Républiques... Fini de rire.
Deux ouvrages à lire absolument :
Jean Pierre Le Goff ( 416000 entrées google) : La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, ed. LA DECOUVERTE sur le vif.
Jean-Claude Michéa (18200 entrées google) : L’ENSEIGNEMENT DE L’IGNORANCE et ses conditions modernes, ed. CLIMATS
Globale, semi-globale, là n’est plus la question...
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